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© Aung Ko, Birmanie

Birmanie : L’armée revient à son habituel penchant

Analyse | Juste avant que les membres nouvellement élus du Parlement du Myanmar — le nom officiel de la Birmanie — ne prêtent serment aujourd’hui, les militaires ont arrêté la dirigeante de facto du pays, Aung San Suu Kyi, le président, Win Myint, et d’autres personnalités du parti au pouvoir, la Ligue nationale pour la démocratie (LND, NLD en anglais). La dernière a vaincu sans appel la coalition soutenue par les militaires, lors des élections législatives en novembre 2020.

Par la voix du général Min Aung Hlaing, le commandant en chef, les militaires ont annoncé qu’ils avaient pris le contrôle du pays pendant 12 mois et déclaré l’état d’urgence. Il s’agit d’un coup d’État, que les militaires l’appellent ainsi ou non. Les derniers promettent d’organiser d’ici un an des « élections libres et équitables », et remettront « le pouvoir à la formation politique vainqueure. »

Une élection contestée et des allégations de fraude

En novembre 2020, la LND et Aung San Suu Kyi ont remporté une victoire écrasante aux élections nationales. Le Parti de la solidarité et du développement de l’Union (USDP), concurrent et soutenu par l’armée, n’a pas recueilli le suffrage espéré, même dans ses principaux bastions. Quant aux militaires, la compromise constitutionnelle leur garantit d’office 25% des sièges parlementaires.

Ulcéré par ce résultat, l’USDP a prétendu que l’élection avait fait l’objet d’une fraude généralisée. Cependant, les observateurs internationaux, dont le Centre Carter, le Réseau asiatique pour des élections libres et la Mission d’observation électorale de l’Union européenne, ont tous déclaré que les élections avaient été un succès. Dans sa déclaration préliminaire, l’UE a noté que 95% des observateurs avaient jugé le processus « bon » voire « très bon ».

Toutefois, les autorités électorales et le parti gagnant d’Aung San Suu Kyi —  LND — restaient curieusement silencieux à ces accusations.

Tatmadaw, l’appellation officielle des forces armées birmanes, n’a pas soutenu les affirmations de l’USDP au début, mais elle a commencé petit à petit à le soutenir davantage. Le numéro un de Tatmadaw, le général Min Aung Hlaing, a refusé, la semaine dernière, d’exclure la possibilité d’un coup d’État.

Le lendemain de la petite phrase du général Min Aung Hlaing, les autorités électorales du pays ont rompu des semaines de silence et ont rejeté les allégations de fraude généralisée de l’USDP.

Et après un démenti, les militaires sont passés à l’acte — un coup d’État — dès le jour suivant. Ils ont arrêté la dirigeante de facto Aung San Suu Kyi, le président Win Myint, des cadres du comité exécutif de la LND, et aussi des personnalités de la société civile démocratique. 

L’accord de partage du pouvoir

Il est difficile de voir comment l’armée va bénéficier des actions d’aujourd’hui. La question est : quel intérêt pour elle de faire ce coup d’État ? Car, l’accord de partage du pouvoir qu’elle a conclu avec la LND dans le cadre de la constitution de 2008 lui a déjà permis de garder et d’étendre son influence et ses intérêts économiques dans le pays.

L’armée avait déjà dirigé le Myanmar pendant un demi-siècle après le coup d’État du général Ne Win en 1962. En 1988, un coup d’État interne a porté au pouvoir un nouveau groupe de généraux militaires. La nouvelle junte, dirigée par le général Than Shwe, a permis la tenue d’élections en 1990, qui ont été remportées par le parti de Aung San Suu Kyi. Les chefs militaires ont cependant refusé de reconnaître les résultats.

La nouvelle constitution de 2018 élaborée par la junte réserve 25 % des sièges du Parlement national aux militaires et lui permet de nommer les ministres de la Défense, des Affaires frontalières et de l’Intérieur, ainsi qu’un vice-président. Les élections de 2010 ont été boycottées par la LND, mais le parti d’Aung San Suu Kyi a remporté ensuite une victoire éclatante lors des élections de 2015.

 

© Aung Ko, Birmanie 2013
© Aung Ko, Birmanie 2013
La performance politique d’Aung San Suu Kyi

Depuis début 2016, Aung San Suu Kyi est le leader de facto du Myanmar, même s’il n’y a toujours pas de contrôle civil sur les militaires. Jusqu’à la semaine dernière, les relations entre les autorités civiles et militaires étaient parfois tendues, mais dans l’ensemble largement cordiales. Elles étaient basées sur une reconnaissance mutuelle des intérêts qui se chevauchent dans des domaines clés de la politique nationale.

Cet arrangement de partage du pouvoir est très confortable pour les militaires. De fait, ils ont une autonomie totale sur les questions de sécurité et ont maintenu des intérêts économiques lucratifs. Par exemple, le contrôle des mines des pierres précieuses, l’exploitation du bois.

Ce partenariat civil-militaire a permis aux armées birmanes de mener des opérations de nettoyage ethnique dans l’État de Rakhine en 2017. Les opérations qui ont entraîné l’exode de 740 000 réfugiés Rohingyas, pour la plupart musulmans, vers le Bangladesh.

La Dame de Rangoun et le génocide des Rohingyas

La Gambie — avec le soutien des 57 membres de l’Organisation de la Coopération islamique — a déposé une requête devant la Cour internationale de Justice (CIJ). Elle allègue que les atrocités commises par le Myanmar à l’encontre des Rohingyas dans l’État de Rakhine violent plusieurs dispositions de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide — « Convention sur le génocide ». 

La Gambie, qui a ratifié la convention en 1978, a intenté une action en vertu de l’article 9 de la convention, qui permet à toute partie de soumettre à la CIJ les différends entre parties « relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide » et les actes connexes. La CIJ a précédemment confirmé que tous les États membres de la convention ont l’obligation de prévenir et de sanctionner le génocide. Le Myanmar fait partie de la Convention sur le génocide depuis 1956.

Devant la Cour internationale de Justice de La Haye, Aung San Suu Kyi a défendu la politique rohingya de son pays et ses militaires. L’image du Myanmar — et le statut personnel de Aung San Suu Kyi, jadis estimé — a pris un gros coup et ne s’est jamais remise.

Néanmoins, il y avait un point de discorde entre la LND et l’armée : les interdictions constitutionnelles qui rendaient impossible la prise de fonction officielle de la présidence par Aung San Suu Kyi, en raison de la nationalité étrangère de son époux britannique. La LND a aussi exprimé des inquiétudes quant au rôle permanent revendiqué par les forces armées en tant qu’arbitre de toutes les questions juridiques et constitutionnelles du pays.

Un pas en arrière pour le Myanmar

Quels que soient les événements de cette semaine et au-delà, la fragile démocratie du Myanmar a été compromise par les actions de l’armée.

La gouvernance de la LND a ses défauts, mais ce coup d’État militaire est un recul important pour le Myanmar. Et, c’est une mauvaise nouvelle pour la démocratie dans la région.

Il est difficile de voir cette action comme autre chose qu’un moyen pour le général Min Aung Hlaing de conserver sa position éminente dans la politique nationale. Il devra prendre sa retraite cette année lorsqu’il aura 65 ans. Avec les mauvais résultats électoraux de l’USDP, il n’y a pas d’autres voies politiques possibles et rapides pour accéder au pouvoir, comme la présidence.

Le coup

Le prestige international perdu d’Aung San Suu Kyi et l’isolement du monde dû à la pandémie de CoVid-19 ont sans doute poussé le Tatmadaw à l’action avant l’investiture du Parlement issu de la dernière élection.

Ce coup d’État est contre-productif pour les militaires à bien des égards. Les gouvernements du monde entier vont appliquer ou étendre les sanctions contre les membres de l’armée.

Les États-Unis ont déclaré qu’ils prendraient des mesures contre les responsables. L’UE condamne aussi les actions des militaires et promet des dispositifs de sanction. Les investissements étrangers dans le pays — sauf peut-être ceux de la Chine — risquent fort de s’effondrer.

L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), dans une déclaration commune et timide  à l’adresse du Myanmar, a appelé à un règlement pacifique et conforme à la loi. Cependant, le Cambodge et la Thaïlande se sont démarqués en affirmant leur principe de « non-ingérence dans la politique intérieure » d’un pays souverain.

Comme la population du Myanmar a déjà bénéficié d’une décennie de libertés politiques accrues, après des années de dictatures militaires, elle ne porte pas les généraux dans son coeur. Elle ne va pas coopérer avec les autorités militaires qui lui seront réimposées.

Les élections générales de 2020 ont démontré, une fois de plus, l’exaspération des Birmans des forces armées. Et la popularité de Aung San Suu Kyi demeure intacte.

Vo Trung Dung

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Illustration de Une :  © Aung Ko, née en 1980, est un artiste birman.

Il a étudié la peinture à l’Université de la culture de Yangon. Il utilise de nombreux médias, dont la peinture, la poterie, le cinéma, la performance et l’installation. Aung Ko est considéré comme l’un des plus talentueux artistes contemporains de la Birmanie.


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