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Paiements en Europe : les géants de la FinTech chinoise à l’attaque

Paiements électroniques. Il y a du nouveau dans le panorama de l’investissement chinois en Europe. Les groupes chinois ont considérablement diminué leurs acquisitions depuis le sommet atteint en 2017 — 96,7 milliards de dollars, mais la FinTech monte en puissance : Alibaba et Tencent ont commencé à investir depuis 3 ans et à nouer de multiples partenariats.

Les chinois Alibaba et Tencent sont les leaders mondiaux incontestés du paiement électronique par téléphone mobile et offrent une palette de services digitaux unique au monde. Leur arrivée en Europe sur le marché des paiements électroniques a d’abord ciblé les touristes chinois et les citoyens européens d’origine chinoise. Une nouvelle étape se construit aujourd’hui en direction cette fois des consommateurs et des commerçants européens, avec des perspectives plus incertaines.

La concurrence américaine en Europe se développe rapidement, les banques européennes tentent de s’organiser et les régulateurs – à commencer par la Banque Centrale Européenne – surveilleront de près les risques induits par les investisseurs non européens. La Fintech chinoise a en Europe des ambitions qu’elle n’affiche pas, car elle s’est déjà heurtée à un blocage politique aux Etats-Unis et il lui faut avant tout se faire accepter.

 L’énorme marché des paiements électroniques

Le marché mondial des paiements était évalué par Mac Kinsey[1] à 1900 milliards de dollars pour 2018 en termes de revenus. La part des revenus liés aux paiements électroniques représente environ les 2/3 de ce total, avec une dynamique particulièrement forte.

Ce marché était jusqu’à présent surtout une addition de marchés nationaux ou régionaux, mais son internationalisation s’accélère. Il repose sur une chaîne de valeur qui va du vendeur ou du fournisseur de services — par exemple les services de tenue de compte — à l’acheteur. Cela passe aussi par les plateformes généralistes que sont les géants du e-commerce ou les plateformes spécialisées créées par les grands distributeurs comme Carrefour, Wall-Mart… ou par certains prestataires de service tels Uber, Air B&B, Booking.com…, sans oublier les fournisseurs d’applications informatiques et de solutions techniques comme Ingenico, Worldline ou Fiserve.

Cette chaîne de valeur complexe et en évolution rapide impose des stratégies d’alliance, aucun acteur n’étant en mesure de la contrôler entièrement, mais chacun essayant d’être au centre de la chaîne et de capter la part des revenus la plus importante.

Paiements par téléphonie mobile : les atouts des géants chinois

L’un des segments du marché qui connaît la progression la plus rapide dans le monde est celui des paiements par smartphone, particulièrement populaire dans les pays émergents. WechatPay et AliPay en sont logiquement les leaders mondiaux, car ils forment un duopole contrôlant un marché de 1,5 milliard de téléphones portables, avec respectivement un milliard de clients pour WechatPay — 90% des abonnés de WeChat, et 900 millions pour AliPay. Par comparaison ApplePay a environ 400 millions d’utilisateurs et Paypal un peu plus de 300 millions.

Les deux maisons mères des acteurs chinois — Alibaba et Tencent — ont des moyens financiers colossaux qui peuvent aisément financer leur stratégie internationale. Alibaba avait en octobre 2019 une capitalisation boursière de 476Md$ — auxquels viennent de s’ajouter les 11Md$ de l’émission d’actions supplémentaires à Hong-Kong le 26 novembre dernier. Alibaba devrait générer en 2019 un chiffre d’affaires de 53Md$. Sa filiale financière Ant Financial a elle-même une capitalisation de 150Md$ qui dépasse nettement celle de Paypal — 122Md$. Tencent avait pour sa part une capitalisation boursière de 389Md$ et un chiffre d’affaires de 54Md$ pour 2019. Le groupe a levé 14Md$ de fonds en juin 2018 pour financer son effort de globalisation.

Les modèles économiques des deux géants sont différents, mais avec tous deux une énorme capacité d’attraction. Alibaba s’est développé comme Amazon dans le e-commerce, avec une base de clientèle comportant des dizaines de millions d’entreprises et une offre de services financiers large, incluant le crédit à la consommation — 95Md$ en 2018 —, et les prêts et services financiers aux PME à travers la filiale bancaire de Ant Financial (MYBank). Alibaba peut devenir en Europe une banque en ligne aussi bien qu’une place de marché pour les marques et les distributeurs.

Wechat s’est construit à partir de la messagerie en ligne pour devenir une application multi-services répondant à tous les besoins de la vie quotidienne. Au plan des paiements, WeChatPay s’est d’abord développé sur le marché des cadeaux individuels — les fameux hongbao, ou lettres rouges, dans lesquelles les chinois avaient l’habitude d’échanger des cadeaux en argent liquide. L’offre financière de WechatPay s’adresse donc surtout aux clients individuels et aux prestataires de services — hôtels, restauration, taxis, agences de voyage… — avec des montants en moyenne plus faibles que ceux d’AliPay. Les deux applications occupent respectivement 54% pour AliPay et 39% pour WechatPay, du marché des paiements électroniques en Chine, qui est devenu le premier marché mondial.

L’expansion internationale des groupes chinois est récente et inégale

La première cible est l’Asie. La région a rapidement suivi le modèle chinois du remplacement des paiements en liquide par ceux à base de téléphones mobiles. Elle a créé un écosystème de Fintech très performant. Le Singapourien Grab, qui est le Uber d’Asie du Sud-Est, l’Indonésien Gojek, l’Indien Paytm sont respectivement numéro 2, 4 et 5 du classement 2019 des 100 premières Fintech mondiales par KPMG et H2 Ventures. AntFinancial est le numéro 1 de ce classement, WechatPay n’y figure pas car il ne s’agit pas d’une filiale indépendante.

La présence directe des deux groupes chinois sur les marchés d’Asie du Sud Est reste limitée, sauf dans les pays où la diaspora chinoise est importante comme la Malaisie, où Wechat compte 20 millions d’abonnés, ou pour servir les touristes chinois dans la région.

 C’est principalement par l’investissement que s’est opéré leur déploiement en Asie. Depuis 2016 Alibaba et Tencent ont réalisé, respectivement, onze et trois investissements supérieurs à 100 millions de dollars dans sept pays asiatiques. Les investissements principaux d’Alibaba concernent le rachat de la société de e-commerce Lazada basée à Singapour, ses prises de participations successives dans le leader indien PayTM, puis Bigbasket, spécialiste indien de l’épicerie en ligne et Tokopedia, leader de l’e-commerce en Indonésie. Tencent a investi dans Gojek, la plateforme digitale multiservices indonésienne qui s’est développée sur l’ensemble de l’Asie du Sud-Est, et Ola, le concurrent de Uber en Inde.

Les obstacles multiples

L’arrivée d’AliPay et WechatPay aux États-Unis a été beaucoup plus difficile. Trois obstacles majeurs freinent les ambitions chinoises :

  • les paiements électroniques aux Etats-Unis restent dominés par les cartes de crédit. L’écosystème des banques et des fournisseurs de cartes comme Visa, Mastercard ou American Express s’emploient à conserver cette domination par différentes innovations — notamment le paiement sans contact ou la carte virtuelle ;
  • les consommateurs sont déjà fidélisés par les géants américains de l’Internet comme Facebook, Amazon, Instagram, Apple, Uber, Air B&B, et ne migreront pas facilement vers une offre de services chinoise ;
  • le régulateur américain est très réticent face aux projets chinois comme l’a montré le blocage de l’acquisition de Moneygram — le concurrent de WesternUnion — par Alibaba en janvier 2018 en raison de préoccupations sur la protection des données.

Dans ce contexte les deux groupes chinois se sont d’abord concentrés sur l’offre de services aux touristes chinois, avec par exemple à Las Vegas en 2017 le partenariat entre Wechat et Caesar’s Entertainment. Un deuxième axe consiste à promouvoir l’accès au marché du e-commerce chinois pour les PME américaines. Plusieurs accords en ce sens ont été noués avec la plateforme de paiements électroniques Stripe, ainsi qu’Office Depot et Robinson Fresh. Mais ce second axe ne révolutionne pas nécessairement les modes de paiement, qui peuvent rester fondés sur les cartes de crédit.

Les investissements des deux groupes en Amérique du Nord se sont recentrés sur une autre branche d’activité qui est le jeu et le loisir au sens large, avec les investissements dans Magic Leap, Snapchat, Skydance… Au total la percée chinoise sur les paiements électroniques en Amérique du Nord demeure limitée et les deux groupes sont devenus très prudents.

La présence chinoise en Europe s’affirme progressivement

 L’accès au marché européen présente des difficultés similaires à celles rencontrées aux Etats-Unis, qu’il s’agisse de la prééminence des cartes de crédit — particulièrement en France —, des liens établis entre les consommateurs européens et les GAFAMs américains, ou de la prudence des régulateurs, qui sont particulièrement sensibles à la protection des données personnelles.

Deux différences créent pour les Chinois un jeu plus ouvert : d’une part la diversité de l’Europe, avec par exemple un marché russe ou est-européen compatible avec le modèle chinois du smartphone ou une Europe du Nord adoptant rapidement les paiements mobiles, d’autre part des régulateurs nationaux plus flexibles dans certains pays.

La première étape de l’implantation chinoise concerne l’offre de services aux touristes chinois. L’enjeu est important : il y avait 14 millions de touristes chinois en Europe en 2018 — dont 2,2 millions en France, qui ont effectué plus de 25 Milliards d’Euros de dépenses dont près de la moitié sous forme de paiements par smartphones.

Alipay a développé ses activités en Europe depuis 2015. Le groupe est maintenant présent dans 29 pays européens. Il s’appuie sur des fournisseurs de solutions technologiques pour terminaux de paiement comme Ingenico pour généraliser l’usage des codes QR — codes de sécurité à usage unique — sur les terminaux de paiement des commerçants. Il dispose d’accords avec une centaine de banques, et des partenariats avec une dizaine de Fintech européennes spécialisées dans les portefeuilles électroniques comme Bluecode (Autriche), Momo Market (Espagne) ou encore Vipps (Norvège).

Alibaba propose par ailleurs aux PME européennes comme aux américaines un accès privilégié au marché chinois qui va lui permettre d’élargir sa clientèle professionnelle en Europe. Un accord avec le gouvernement belge a été signé en décembre 2018 pour associer la Belgique à l’Electronic World Trade Platform créée par Alibaba.

WechatPay s’est déployé un peu plus tardivement, avec comme cibles prioritaires les aéroports et leurs zones des produits hors-taxe ­— en partenariat avec le néerlandais KPN — ainsi que les principaux marchés du tourisme chinois en Europe comme la France en 2017 ou l’Italie en 2018.

La seconde étape de la stratégie chinoise s’esquisse avec trois investissements récents : en mars 2018 celui de Tencent dans la banque en ligne allemande N26 — avec 160 millions de dollars en partenariat avec Allianz, en décembre 2018 le rachat de la société britannique WorldFirst — spécialisée dans le transfert de fonds des immigrants — par Ant Financial pour 700 millions de dollars, et l’acquisition par Alibaba en janvier 2019 de l’allemand Data Artisans, société de logiciels spécialisée dans le traitement en temps réel du big data. Rien de vraiment spectaculaire à ce stade dans ces investissements, mais les géants chinois ont pu tester la bonne volonté des autorités de régulation, notamment en Grande Bretagne avec WorldFirst.

La concurrence s’annonce rude sur le marché européen

Le paiement sans contacts — que ce soit par carte de crédit, par téléphone ou par d’autres objets connectés comme les montres, — se généralise rapidement en Europe et provoque une accélération de la compétition internationale.

Les géants américains ont un ou deux temps d’avance sur les chinois. Paypal affiche par exemple plus de 10 millions de clients en France, dispose d’une licence bancaire au Luxembourg lui permettant de couvrir l’Europe et vient de lancer sur le continent son service de transferts internationaux appelé Xoom, concurrent direct de WorldFirst et de Western Union. Paypal a racheté en 2018 pour 2,2 milliards de dollars le suédois i-Zettle, spécialiste de terminaux de paiement sans contact.

ApplePay a un réseau de plus de 200 banques partenaires en Europe, dont toutes les grandes banques françaises, ainsi que des accords avec Visa et Mastercard. Les paiements par ApplePay sont possibles dans de très nombreux points de vente sur le continent.

 Amazon bénéficie de sa très forte implantation dans le e-commerce en Europe pour proposer aux entreprises et à ses clients l’utilisation d’AmazonPay comme solution de paiement pour toutes leurs transactions en ligne, avec l’argument de la simplicité — un click, ou une commande vocale — et de la confidentialité — pas d’envoi d’informations sur les comptes bancaires ou sur les cartes de crédit.

L’univers européen des Fintech est en plein essor : sur le top 100 des Fintech mondiales enregistré par KPMG et H2 Venture dans leur rapport 2019, trente-six se situaient en Europe, dont une bonne partie dans les paiements ou la banque en ligne. Cet univers bouillonnant de jeunes-pouces constitue à la fois un risque concurrentiel pour les géants chinois, et une opportunité de partenariats ou d’acquisitions

Les leaders américains de la carte de crédit sont loin de rester inactifs. Mastercard veut s’imposer sur le marché des virements bancaires, avec deux acquisitions importantes en Europe : celle du britannique Vocalink en 2016 pour 920 millions de dollars, et du danois Nets en août 2019 pour 3,2 milliards de dollars. Le groupe Visa a racheté Visa Europe en 2016 — pour cause, Visa Europe était indépendant depuis 2007, et le britannique Earthport, spécialiste des transferts internationaux en mai 2019, après une bataille de 6 mois avec Mastercard.

Les banques européennes ont relancé un projet de plateforme commune de paiement qui avait échoué en 2012 — avec le nom de code Monnet. Le nouveau projet s’appelle PEPSI — pour Pan European Payment System Initiative. Soutenu par les banques centrales européennes pour accroître l’autonomie de l’Europe en matière de paiements électroniques, c’est un projet ambitieux.

Il s’agit de développer un standard de paiement instantané couvrant toutes les formes de paiement dématérialisés — cartes, virements, téléphones… — qui a vocation à couvrir jusqu’à 60% du marché européen. Le projet PEPSI devrait connaître une étape importante en fin d’année qui sera le passage de la phase d’étude à la phase de réalisation.

A plus court terme la stratégie des banques européennes est de ne pas rester à la traîne dans la simplification et la rapidité des paiements dématérialisés, tout en nouant des partenariats au cas par cas avec les grands acteurs mondiaux de la fintech.

Les régulateurs européens soutiennent la concurrence mais renforcent la sécurisation des données

La directive sur les moyens de paiements dite DSP2 de janvier 2018 renforce la protection du consommateur par l’exigence d’une « authentification forte ». Cette exigence favorise les grands réseaux bancaires qui avaient déjà investi sur les technologies nécessaires. Elle encourage par ailleurs la concurrence par l’introduction de la banque transparente (open banking) qui contraint les acteurs financiers à partager leurs données dès lors que le client final le souhaite, pour avoir par exemple une visibilité globale sur ses comptes.

Le règlement sur la protection des données personnelles de mai 2018 fait par ailleurs de l’Europe le continent le plus avancé dans la protection du consommateur. C’est un vrai challenge pour les acteurs chinois, qui sont accoutumés à un cadre réglementaire totalement différent sur leur propre marché.

La commissaire à la concurrence Margrethe Vestager est connue pour la croisade qu’elle a menée pour rétablir un marché européen concurrentiel face aux géants de la fintech américaine (cf. l’affaire Google Shopping). Elle surveillera de près les initiatives des acteurs chinois, qui auront aussi besoin de donner des garanties sur la protection des données personnelles. Lors du rachat de WorldFirst, Alibaba a pris soin d’indiquer que la société britannique resterait une filiale à part entière, avec un contrôle exclusif de l’information sur sa base de clientèle. De source bancaire française, on confirme que la question de la protection des données clients est l’une des principales qui conditionne l’acceptation des solutions proposées par la fintech chinoise. Celle-ci devra démontrer sa capacité à créer des « murs d’étanchéité » crédibles garantissant le maintien en Europe des informations sensibles sur les clients.

Au total Alibaba et Tencent ne sont pas perçus comme une menace immédiate par les acteurs européens des moyens de paiement. Leur progression en Europe sera probablement, comme aujourd’hui en Asie du Sud-Est, principalement déterminée par le rythme et l’importance des prises de participation ou des acquisitions qu’ils vont réaliser, avec le souci évident de ne pas heurter de front les régulateurs et les responsables politiques européens.

Par Hubert Testard

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[1] Mc Kinsey Global Payment Report 2019

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