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Campagne sur les réseaux sociaux vietnamiens contre la pollution causée par l'aciérie Formosa Ha Tinh, Vietnam.

Au Vietnam, de Formosa Steel à l’écologie comme horizon politique

En avril 2016, la pollution marine causée par les rejets toxiques de l’aciérie Formosa Ha Tinh, au centre du Vietnam, propriété du groupe taïwanais Formosa Plastics, a réveillé la conscience des Vietnamiens. Ils se sont descendus en masse dans la rue. A Hà Tinh et dans les environs, les manifestations ont reçu le soutien de l’église catholique locale dont les prêtres ont pris la tête des cortèges. La prise de conscience citoyenne n’était pas seulement environnementale, elle était aussi politique. Si les manifestants n’ont pas demandé — pour le moment — des réformes, voire de changement, du système politique, ils exigeaient de la transparence, de la bonne gouvernance. Ce que le pouvoir ne pourra plus leur refuser.

Je m’étais posté sur un toit avec vue sur la place de la cathédrale Notre-Dame de Saigon, le matin du dimanche 8 mai 2016. Je voulais observer ce qui allait se passer. Le soleil tropical avait commencé son ascension et les Vietnamiennes qui passaient à moto avaient caché leur peau sous  de longs vêtements. Si l’atmosphère était étouffante, c’était néanmoins pour des raisons autres que climatiques. 

Les policiers avaient barricadé le centre-ville. Pour le deuxième dimanche d’affilée, des manifestants s’étaient rassemblés en réaction à une catastrophe environnementale. Quelques semaines plus tôt en effet, une aciérie possédée par l’entreprise taïwanaise Formosa Plastics à Hà Tinh avait déversé ses eaux usées dans l’océan. Les conséquences pour l’écosystème marin avaient été désastreuses : sur plus de 200 kilomètres de côtes, poissons et crustacés morts étaient venus s’échouer, au grand désespoir des pêcheurs et des professionnels du tourisme.

Il y avait eu pourtant quelque chose d’hasardeux, voire un semblant de panique, dans la communication des pouvoirs publics vietnamiens en réponse à cette catastrophe. En ne voulant pas mettre à l’index un investisseur étranger qui avait construit une usine pour 10 milliards de dollars américains dans une province enclavée, le gouvernement était dans l’incapacité de désigner les véritables coupables. Voyant clair dans ce jeu, les manifestants s’étaient mis en tête de réclamer davantage de transparence gouvernementale. Pour le moins, c’était ce qu’on pouvait lire sur les pancartes qu’ils arboraient.

Vers 10 heures du matin, le petit groupe s’ébranla pour former un cortège. Ils avaient prévu, comme la semaine précédente, de défiler en descendant la rue Dong Khoi, la prestigieuse artère commerçante, pour parvenir à la rivière Saigon quelques centaines de mètres plus bas. Mais les forces de la sécurité publique en avaient décidé autrement : des barrages avaient été installés à chacune des sorties de la place de la cathédrale, de sorte que les manifestants se retrouvèrent vite pris au piège.

Les manifestations sont rares au Vietnam, où le Parti Communiste détient le pouvoir depuis 1945. Celles qui se tiennent sont la plupart du temps illégales et réprimées ; ce sont des militants politiques chevronnés qui y prennent part. Cette fois, néanmoins, j’étais étonné au constat de la composition du cortège : essentiellement des jeunes gens, entre 20 et 30 ans, ainsi que des femmes et des enfants. Ils étaient entre 1200 et 1500.

Les policiers en civil fondirent sur eux, pour extraire un à un des individus du groupe, et ce avec la manière. Ils les traînaient, parfois sur plusieurs mètres, pour les ramener derrière leurs lignes, où avaient été stationnés à dessein trois autobus. Chacune des personnes arrêtées était jetée dans un de ces autobus. La manœuvre eut lieu plusieurs dizaines de fois, de sorte que l’on peut estimer le nombre d’arrestations à environ une centaine en l’espace de trente minutes.

Qu’est-il advenu d’eux ? Certains ont été gardés à vue et menacés. On les a fait chanter sur leur famille : « Attention, vous ne voudriez tout de même pas que votre fils de 10 ans ne puisse plus aller à l’école ». D’autres, la plupart, ont été emmenés dans un stade vide, à quelques kilomètres de là. On les y força à s’asseoir en plein soleil, sur la piste d’athlétisme. S’ils voulaient quitter les lieux, il leur fallait signer des aveux et s’engager par écrit à « ne plus jamais prendre part à aucune manifestation contre l’État ».

Le militantisme écologique comme opportunité

Le Cong Dinh est un avocat vietnamien, né en 1968. Il est connu pour sa lutte en faveur des droits humains dans son pays, aussi bien que pour certaines de ses activités politiques. Au milieu des années 2000, il assurait ainsi la défense de certains militants politiques tout en prenant ouvertement position contre l’exploitation des mines de bauxites dans le centre du Vietnam. Il a été arrêté en 2009 et condamné à plusieurs années de prison ferme. Il était accusé, avec d’autres et en vertu des articles n° 79 et 88 du code pénal vietnamien, de « propagande » et de « tentative de renversement de l’Etat ». Il vit à Ho Chi Minh-Ville depuis sa sortie de prison en 2013.

Je l’ai interrogé à propos des manifestations « Formosa » de mai 2016. Selon lui, elles ont été un jalon : « Cela a donné une forme de confiance en eux ainsi que de nouvelles idées aux militants de la société civile. A l’avenir, les manifestations pourraient se concentrer davantage sur des thématiques sociales ou environnementales, car ces thèmes touchent plus facilement une grande partie de la population, qui a toujours peur de l’action politique contre le gouvernement. »

Il me confirma ce que j’avais observé sur le profil des manifestants : ils étaient jeunes, urbains, issus de la classe moyenne et, pour la majorité d’entre eux, prenaient la rue pour la première fois.  Il ajouta enfin : « Le militantisme écologique, c’est une opportunité pour changer le Vietnam ». Cela n’est certainement pas l’outil idoine pour un changement de régime – il est impossible de dire si les Vietnamiens le désirent ou non – mais cela pourrait aider à construire un futur où il y a moins de pollution, moins de corruption et davantage de transparence.

Une prise de conscience généralisée

Ces dix dernières années, une série d’événements ont contribué à faire de la question environnementale un sujet central, à la fois dans les préoccupations gouvernementales et dans l’esprit des Vietnamiens. Tout avait commencé avec les critiques exprimées quant à un projet d’exploitation de la bauxite, déjà évoqué, dans les provinces du centre du pays.

En 2007, concomitamment de la propagation des réseaux sociaux et de l’internet 2.0, certains citoyens avaient commencé à bloguer sur la question. Ils dénonçaient notamment la sous-estimation du risque de boues rouges sur les sites miniers situées dans les provinces de Lâm Dông et Dak Nông.

La pollution de l’air dans les grandes villes, comme Ho Chi Minh-Ville et Hanoi, allait bientôt devenir un problème majeur de santé publique, mais c’est seulement en 2015 que l’environnement a été placé au centre du débat. Le comité populaire de la ville de Hanoi avait décidé d’abattre quelque 6700 arbres du centre-ville. Dans une rare attitude de défiance, les Hanoïens  étaient grimpés dans les arbres ou s’étaient attachés à eux afin de les défendre contre les tronçonneuses. Et pendant que le Vietnam devait élaborer son INDC (Contribution prévisionnelle déterminée par pays) pour la COP 21 à Paris, le delta du Mékong faisait face à une urgence environnementale sans précédent.

La partie méridionale du pays subissait en effet la sécheresse la plus sévère qu’elle avait jamais connue, du fait du phénomène climatique El Niño et des barrages construits en amont du fleuve, au Cambodge, au Laos et en Chine. Les bras et les canaux du Mékong étaient dans un état de salinisation avancée, en raison de la surexploitation des nappes phréatiques. Enfin, les dernières études scientifiques, cohérentes avec les travaux du GIEC, mettaient en avant le fait qu’une hausse de 2°C de la température globale provoquerait la submersion de quelques 8000 km², soit un quart de la superficie de cette région peuplée de 18 millions d’habitants et qui nourrit le pays entier, en produisant chaque année plus de 25 millions de tonnes de riz. Le climat et la pollution faisaient la Une des journaux de la presse officielle.

Sur tout le territoire, une cinquantaine d’ONG sont actives pour sensibiliser les communautés locales au changement climatique et mettre en place des projets liés à la réduction des risques. Le gouvernement vietnamien ne tolère pas les manifestations, mais la prise de conscience est évidente. Le problème réside néanmoins en ce qu’il peine à élaborer un programme d’actions concrètes.

Etablir une liste des priorités

Pierre Darriulat est un astrophysicien français qui a lancé en l’an 2000 un groupe de recherche au Vietnam, en collaboration étroite avec l’Académie des sciences et des technologies. Aujourd’hui âgé de 81 ans, il est toujours actif, tant en encadrant de jeunes chercheurs qu’en tant que rédacteur pour le magazine Tia Sang, une publication dépendant du Ministère des Sciences et des Technologies. Lorsque j’ai discuté avec lui de la manière dont la recherche pourrait avoir une influence sur les politiques publiques, il s’est montré un assez pessimiste : « Le problème est qu’il n’existe pas une communauté scientifique à proprement parler au Vietnam. Il y a des individus qui tentent, chacun de leur côté, de faire du mieux qu’ils peuvent. Ainsi, une recherche orientée vers les solutions au changement climatique est difficile à développer et pour l’instant, l’influence des chercheurs est très faible. »

Il lui restait cependant un peu d’espoir : « Le pays ne va évidemment pas pouvoir résoudre tous ses problèmes, au regard de la pollution et de la question climatique, mais il a encore la possibilité de s’y adapter. »

Le Professeur Darriulat a alors suggéré d’établir une liste des priorités, pour des actions concrètes. Pour une société civile émergente, qui considère le militantisme écologique comme une orientation stratégique, il s’agit déjà d’un premier programme politique.

Ses propos me laissèrent pensif, alors que je m’en retournais à l’agitation des rues. Peut-être, finalement, la vision de M. Le Cong Dinh n’est-elle pas suffisante. La question n’est pas simplement politique. Il ne faut pas se contenter de changer le Vietnam. Nous devrions commencer par sauver son avenir, quel qu’il soit.

Par Louis Raymond

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Formose Plastics face à la justice internationalisée.

Estimant que les autorités n’offrent pas suffisamment de transparence dans cette affaire de pollution, la plus grave que le pays a connue depuis la fin de guerre, 7 800 plaignants — pêcheurs, paysans — ont déposé une plainte collective à Taipei (Taiwan) pour obtenir des compensations et accéder aux informations sur les conséquences de la catastrophe. La stratégie est judicieuse. Un collectif d’ONG et d’avocats internationaux prend en charge les processus judiciaires.

Dans le journal Libération (France), le juriste canadien Philippe Larochelle, qui défend les intérêts de l’ONG Justice pour les victimes de Formosa, liste de nombreuses enfreintes aux lois vietnamiennes et souligne : « Comme le désastre a eu lieu au Vietnam, il faut forcément appliquer les lois de ce pays. Par ailleurs, comme les défendeurs sont à Taiwan, les règles de compétence font en sorte qu’il est possible de les poursuivre dans ce pays… »

L’instruction et l’éventuel procès à Taipei prendront du temps, beaucoup de temps, à se mettre en place, sans que rien puisse garantir son issu positif aux plaignants. Toutefois, cette plainte — et sa médiatisation — évitera que l’affaire soit enterrée et mettra à l’index l’irresponsabilité des entreprises indélicate.

Vo Trung Dung

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Je choisis les poissons et les crevettes ! (à la place de l’acier.) La photo de couverture vient de la campagne citoyenne vietnamienne pour dénoncer la pollution marine causée par l’aciérie Formosa Ha Tinh (Groupe Formosa Plastics). 

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