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A detail of Leon Golub’s “Vietnam II” (1973), at the Smithsonian American Art Museum.CreditCreditThe Nancy Spero and Leon Golub Foundation for the Arts/Licensed by VAGA at Artists Rights Society (ARS), NY; Tate, London.

Vietnam : le pouvoir, la dissidence et le spectre de l’étranger.

Nguyen Ngoc Nhu Quynh, blogueuse vietnamienne originaire de Nha-Trang et écrivant sous le pseudonyme de Mẹ Nấm (« Mère Champignon »), avait été condamnée le 28 juin 2017 par le tribunal populaire de la province de Khanh-Hoa à une peine de 10 ans de prison ferme, en vertu de l’article 88 du code pénal, qui définit les « crimes de propagande contre l’État ». Elle avait été arrêtée à son domicile le 10 octobre 2016, dans ce qui avait tout l’air d’être une réaction mécanique des autorités de son pays à l’agitation qui avait cours. Libérée le 17 octobre 2018 — suite à un accord négocié en coulisse entre Hanoi et Washington, — elle a accepté de quitter le pays avec ses enfants, sa mère. Toute la famille se trouve désormais aux États-Unis.

Par ailleurs, des manifestations ont eu lieu dans le pays au cours du mois de juin 2018, en réaction au projet de loi sur les zones économiques spéciales. Le vrai point de crispation et de convergence des manifestants était le choix — jugé inopportun — des zones géographiques stratégiquement sensibles pour la défense nationale. Et aussi, les opposants au projet pensent que la corruption systémique favoriserait l’arrivée en masse des entreprises chinoises sur lesdits lieux sensibles. Devant cette hostilité largement partagée par les citoyens lambda, les anciens combattants et par certains hauts dirigeants politiques, le premier ministre Nguyen Xuan Phuc a finalement reporté à plus tard l’adoption de ce projet de loi. Il est remis ainsi au placard du parlement national et n’en ressortira probablement plus jamais.

Dans la foulée, la loi sur la cybersécurité a été adoptée et a provoqué inquiétudes voire réactions hostiles d’une partie des Vietnamiens et du milieu économique, mais le sujet était moins fédérateur que celui des zones économiques spéciales. Certaines dispositions — floues — de cette loi réglementant le cyberespace sont critiquées parce qu’elles permettraient des interprétations trop larges — par les autorités — défavorables aux citoyens et aux entreprises.

Les difficiles mouvements de la société civile

En avril 2016, un très grave scandale environnemental dans le centre-nord du pays avait fait naître un mouvement social. La définition de la société civile vietnamienne a toujours été difficile, tant certaines associations et organisations non-gouvernementales politisées ont tenu le haut du pavé dans les manifestations d’opposition ou critiques au Parti Communiste Vietnamien (PCV) dans les dix dernières années. Cette fois néanmoins, c’était une frange plus large de la population, urbaine et éduquée, qui était descendue dans les rues, émue par la pollution aux métaux lourds de la mer provoquée par les rejets d’une aciérie de la société taïwanaise Formosa Plastics.

L’écosystème marin en avait été lourdement affecté, à raison du spectacle désolant de milliers de tonnes de poissons échoués sur plus de 300 kilomètres de côtes. Le dilemme avait été cruel pour les autorités.

Un des responsables taïwanais de la communication de l’usine l’avait alors résumé dans une formule relevant de la provocation froide : « entre les poissons et l’acier, il faut choisir ». Entre les 10 milliards de dollars investis dans une province enclavée du centre du pays et la survie de l’économie littorale traditionnelle, le choix d’un pays cherchant à se développer à tout prix avait été fait, sans compter que les services provinciaux compétents avaient su profiter de l’affaire. Mais cela n’avait guère plu à une jeunesse éduquée qui percevait dans la question environnementale un type de revendications lui permettant d’être entendue tout en évitant la confrontation avec le PCV sur les sujets qui fâchent comme la nature du régime, la relation jugée trop conciliante avec la Chine, etc.

Les premières protestations, celles du mois de mai 2016 dans les grandes villes, avaient été jugulées avec une application toute militaire. Le mouvement était alors revenu vers le lieu où le premier acte de ce drame s’était noué : la province de Ha-Tinh, à 400 kilomètres au sud de Hanoi, où est située l’usine pollueuse. L’église catholique vietnamienne avait vu certains membres de son clergé s’investir dans la défense des victimes. Le 2 octobre 2016, un rassemblement d’environ 5000 personnes avait ainsi eu lieu devant l’usine pollueuse et des prêtres catholiques, souvent des « curés de campagne », avaient pris la parole à la tribune. Me Nam pour sa part, même si elle n’y assistait pas personnellement, avait voulu, comme toute une génération de blogueurs et d’activistes vietnamiens ayant fait leurs gammes sur le web 2.0, s’en faire l’écho, si ce n’est le porte-voix.

L’indifférence de l’opinion public

Il pleuvait à torrents à Ho Chi Minh-Ville en juin 2017, ce qui avait quelque chose d’étonnant pour un mois de la saison sèche. Mais le spectacle était ailleurs. On se passionnait pour un procès de droit commun, opposant la « reine de beauté » Phuong Nga à l’homme d’affaires Cao Toan My sur fond de chantage financier et de mariage mal conclu, procès dont la publicité médiatique avait quelque chose d’outrancier.

A 400 kilomètres plus au nord avait pourtant lieu simultanément un procès qui devait confirmer « le virage plus autoritaire du régime, amorcé depuis le XIIe congrès du PCV en janvier 2016 » selon les ONG internationales. Au Vietnam, l’autoritarisme, en réalité, est toujours en géométrie variable en fonction de la politique interne, de l’opinion public et du contexte diplomatique. De fait, il n’y a pas de virage autoritaire, mais plutôt de durcissement temporel.

L’activiste et blogueuse Me Nam était condamnée à dix ans de prison ferme, dans la relative indifférence de la population. Voilà une peine dont la sévérité surprend jusqu’à l’observateur — auteur de cet article — habitué à recevoir, à un rythme hebdomadaire, la nouvelle d’une bastonnade d’activiste ou l’arrestation d’un vieil écrivain, comme cela avait été le cas de Nguyen Quang Lap à la fin de l’année 2014. Pour « Propagande contre l’État » ou « Abus des libertés démocratiques » — les « délits » définis respectivement par les articles 88 et 258 du code pénal —, les peines ont en moyenne été comprises, dans les dix dernières années, entre trois et six ans de prison. Dix ans, c’est long. C’est long pour une femme de 38 ans, mère de deux enfants en bas âge. C’est encore plus long pour une personne qui n’a fait, somme toute, qu’exprimer ses vues par écrit.

Le Vietnam est assurément un pays plus complexe que le laissent penser les rapports de Human Rights Watch (HRW) ou de Reporters sans frontières (RSF), qui tendent à présenter la situation des droits de l’homme en établissant des listes sans faire état des logiques politiques. Il en reste que, même en tentant de se refuser au simplisme de traitement, il y avait un devoir moral à souligner l’injustice de cette condamnation.

Le retour des vieux fantômes

Si les affaires ayant trait à la question des droits de l’homme et de la liberté d’expression sont courantes, celle-ci doit bien être comparée aux plus emblématiques : la condamnation de M. Tran Huynh Duy Thuc, dissident ayant proposé une opposition intellectuellement construite au monopole du pouvoir par le PCV, à 16 ans de prison.

Il avait été jugé à Ho Chi Minh-Ville en janvier 2010 en même temps qu’un avocat, M. Le Cong Dinh, qui a lui passé plus de quatre ans en prison avant d’être placé sous résidence surveillée en 2015. L’arrestation en 2014, puis la condamnation en mars 2016, du blogueur Anh Ba Sàm (Nguyen Huu Vinh, de son vrai nom) et de son assistante Nguyen Thi Minh Thuy, à respectivement cinq et trois ans de prison. Le blogueur Nguyen Van Hai (sous le pseudonyme Điếu Cày) avait lui écopé de douze ans de prison, en septembre 2012, avant d’être relâché et parti vers les États-Unis en 2014. L’avocat Cu Huy Ha Vu — fils de Cu Huy Cân, homme de culture et ancien ministre de Ho Chi Minh — avait passé quatre ans en détention entre 2010 et 2014, avant d’être lui aussi relâché puis parti aussi aux États-Unis pour « raisons de santé ». Enfin, un professeur de mathématiques franco-vietnamien né en 1955, Pham Minh Hoang, avait passé 17 mois en prison entre 2010 et 2012, pour « activités visant à saper l’autorité de l’État ». Le 17 mai 2018, une décision signée par le feu Président de la République vietnamienne, M. Tran Dai Quang, l’a déchu de sa nationalité. Il a été expulsé du territoire le 25 juin 2018 et se trouve actuellement à Paris. Il y a, au total en 2018, selon les ONG internationales de défense des droits humains, près de 200 personnes emprisonnées au Vietnam pour des raisons politiques ou de liberté d’expression.

La main étrangère, réelle et supposée

Il existe un lien, supposé ou réel, entre ces diverses affaires : les relations de la dissidence vietnamienne avec les partis vietnamiens de l’étranger, et tout particulièrement celui dit de la « réforme » : le Viêt-Tân. Fondé au début des années 1980 par un ancien amiral de la République du Vietnam (du Sud, avant 1975, ndlr), ce parti n’a officiellement abandonné la lutte armée qu’au milieu des années 2000 et est toujours considéré par Hanoï comme une organisation terroriste. Il dispose d’appuis puissants aux États-Unis, y compris au Congrès à travers la représentation du 39ème district de Californie, et de réseaux — de qualité inégale — en Europe et en Asie du Sud-Est au sein des diasporas. Ainsi, le professeur Hoang n’en était pas simplement un membre revendiqué après avoir adhéré en France à cette organisation ; il en était le représentant officiel à Ho Chi Minh-Ville. Quant à Tran Huynh Duy Thuc et Le Cong Dinh, il leur était reproché des rencontres qu’ils auraient faites en Thaïlande, à Phuket et Pattaya, au mois de mars 2009, avec des Vietnamiens de la diaspora militant activement dans des partis politiques qui ne tiennent pas exactement Hô Chi Minh pour l’oncle de la nation.

Et voilà que nous sommes témoins de l’agitation d’un vieux spectre. Celui d’une guerre entre Vietnamiens qui avait duré longtemps et dans laquelle les divers acteurs jouissaient de liens avec les puissances étrangères. L’historiographie montre, en s’appuyant sur de nouvelles sources accessibles seulement depuis une quinzaine d’années, que le Nord était bien plus soutenu par la Chine et l’URSS qu’on ne le croyait. Quant au Sud et à l’intervention américaine, c’est un procès qui, contrairement à la dimension expéditive des procès politiques vietnamiens de notre époque, n’aura jamais fini de s’instruire, au moins en apparence.

Me Nam avait-elle des liens avec le Viêt-Tân ? Non, pas à première vue. Mais elle était membre d’un réseau, le « réseau des blogueurs vietnamiens » (Mạng Lưới Blogger Việt Nam), qui s’affichait comme clairement proche et favorable à la politique américaine d’influence dans leur pays, souvent à coup de selfies pris « spontanément » avec tel ou tel diplomate, et qui pouvaient se retrouver publiés dans Voice of America (VOA) ou la BBC en langue vietnamienne dans la journée même. Une partie de la dissidence actuelle, qui va au-delà des héritiers de la défunte République du Vietnam (Sud), se montre en effet séduite par le discours catéchisant développé par les « missionnaires » du Département d’État des États-Unis. A tel point que l’on trouvait encore en 2014-2015, chez de vieux membres du PCV devenus critiques entre temps, des défenseurs ardents du projet de partenariat trans-pacifique (TPP) de M. Barack Obama, car ils y voyaient le moyen d’échapper à l’influence de la Chine.

Les jeux multiples et ambigus des Etats-Unis

L’ambassade des États-Unis prend systématiquement position sur toute violation apparente des droits de l’Homme au Vietnam, mais ce pays ne souhaite officiellement plus « renverser le régime de Hanoi ». C’est en tout cas ce qu’aurait assuré M. Obama au numéro 1 du régime vietnamien, M. Nguyen Phu Trong, dans le bureau ovale en juillet 2015. Et cette attitude se vérifie depuis.

Les États-Unis, pour autant, continuent à appuyer — certes plus politiquement que financièrement —, certaines organisations que le PCV considère ouvertement comme ennemies. Parmi celles-ci, le Viêt-Tân. Ce parti n’a assurément pas la haute main sur toute la dissidence mais il est un épouvantail pratique à agiter. Il sert surtout à discréditer toute velléité d’organisation autonome de la société civile, comme ce fut le cas en mai 2016 où un communiqué de presse du ministère de la sécurité publique faisait état que les manifestations à propos du scandale Formosa comme « organisées par les terroristes du Viêt-Tân », après que certains des représentants de ce parti ont eu des contacts avérés avec les manifestants. Il reste à observer si M. Donald Trump, qui a rencontré l’actuel premier ministre Nguyen Xuan Phuc à plusieurs reprises et s’est rendu au Vietnam en 2017 pour le sommet de l’APEC, se place ou non dans la continuité de son prédécesseur sur ces questions. La réponse est plutôt oui.

Néanmoins, il n’est pas moins évident que l’idée de la main de l’étranger fait bondir de leur fauteuil les dirigeants de la place Ba Dinh à Hanoi. L’ingérence étrangère, ou plutôt occidentale, hâte l’intervention de la police politique dans cette affaire. En ce sens, les diverses visites rendues par des diplomates occidentaux, américains ou européens, au domicile de Me Nam dans les mois ou les semaines qui avaient précédé son arrestation, ne l’ont peut-être pas aidée. Sa libération et son départ pour les États-Unis le 17 octobre 2018 doivent être interprétés comme une volonté de pragmatisme de la part de Hanoï, mais laisser partir à l’étranger des prisonniers politiques est un jeu dangereux. Qui sait si la CIA ne parie pas secrètement sur sa réserve d’opposants en cas de changement de régime ? D’autant que la communauté vietnamienne des États-Unis est politisée et garde en mémoire le pays qu’elle a « perdu ».

L’un des deux derniers « exfiltrés » en date avant Me Nam, le blogueur précédemment mentionné Nguyen Van Hai (Điếu Cày), avait par exemple été pris en photo à son arrivée sur le sol américain avec un drapeau jaune à bande rouges de la République du Sud avant 1975. Ce symbole, qui a pu embarrasser M. Hai car il est apparu dans le cadre des photographies de presse sans son consentement, est l’un des points de crispation du PCV. Peu de temps après son arrivée sur le sol américain et les retrouvailles avec ses enfants, Me Nam a également pris la parole devant ce même drapeau.

Un pays a-t-il changé de visage depuis le XIIème congrès du PCV ?

Le XIIème congrès du PCV, qui s’est tenu en janvier 2016, a été, avec l’éviction du Premier ministre Nguyen Tan Dung, une véritable rupture. La plupart des commentateurs, y compris vietnamiens, s’attendaient pourtant à le voir briguer de nouveau l’un des quatre postes clef du régime.

En l’occurrence, il se disait dans les milieux informés qu’il était en mesure de devenir Secrétaire général du Parti et d’organiser une fusion de cette fonction avec celle de Président de la République, afin de créer un régime centré autour d’un homme fort, à l’instar du pouvoir dont dispose M. Xi Jinping en Chine populaire. C’était sous-estimer la spécificité du pouvoir vietnamien, plus collégial qu’ailleurs, et la capacité d’alliance des factions opposées à un Premier ministre puissant, mais qui était loin de faire l’unanimité. Ce qui allait devenir une réalité plus tard. Aujourd’hui, M. Nguyen Phu Trong assure à la fois la direction du PCV et la fonction présidentielle.

Ainsi, M. Tran Dai Quang, jusqu’alors ministre de la sécurité publique, et M. Nguyen Phu Trong, Secrétaire général depuis 2011, aurait conclu un pacte qui a permis l’éviction de l’encombrant M. Dung, que plusieurs procès d’hommes d’affaires de son réseau entre 2012 et 2015 n’avaient su déstabiliser. M. Tran Dai Quang est devenu Président de la République et M. Trong est enfin « entré en fonctions » avec le renouvellement de son mandat, tandis que M. Nguyen Tan Dung était condamné à tenter, du mieux qu’il pouvait, de recaser ses séides dans le nouvel organigramme gouvernemental. Mais cette soudaine convergence de vues entre les gardiens du temple de l’orthodoxie et des policiers manifestant une tendance à l’autoritarisme devait nécessairement avoir des conséquences pour les orientations du pays.

Le Vietnam est à la recherche d’un équilibre entre trois grandes puissances que sont les États-Unis, la Chine et la Russie, tout en jouant de son appartenance régionale à l’association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN). Cet exercice de funambulisme diplomatique avait néanmoins souvent été résumé en une opposition entre les pro-américains, dont le chef de file putatif était M. Nguyen Tan Dung, et les prochinois, emmenés par M. Nguyen Phu Trong. Il s’agissait là d’un simplisme dont la séduction avait pu opérer jusque dans les rangs de la dissidence, mais qui ne prenait pas en compte la complexité de la nature du pouvoir. Et la réalité aurait pu très bien être toute autre.

Nguyen Tan Dung disposait effectivement de liens avérés avec les États-Unis, qu’il entretenait, au-delà des usages diplomatiques, via les affaires de sa famille. Sa fille, Mme Nguyen Thanh Phuong, est en effet à la tête d’une banque très influente à Ho Chi Minh-Ville, bien nommée Viet Capital. Elle a épousé un citoyen américain d’origine vietnamienne, M. Henry Nguyen, qui dirige pour sa part un fonds d’investissement très actif dans les médias et les nouvelles technologies en Asie du Sud-Est, IDG Venture. Il était de notoriété publique que le couple avait des liens privilégiés avec les milieux d’affaires américains, qui leur avait permis, entre autres, d’obtenir la licence pour ouvrir les premiers restaurants McDonalds au Vietnam en 2013.

Nguyen Tan Dung, l’ancien premier ministre, néanmoins, n’avait pas mis tous ses œufs dans le même panier : il fréquentait toutes sortes d’hommes et de femmes d’affaires ayant commencé leurs activités en Russie, en Europe de l’Est, en Chine, ou simplement à l’intérieur des frontières depuis le milieu des années 1990. Ancien gouverneur de la banque centrale vietnamienne avant d’accéder au-devant de la scène politique, il avait su jouer de la baguette magique pour faire disparaître certaines dettes douteuses d’entrepreneurs afin de gagner sur eux de l’influence. Naturellement, l’art de la relation voulait qu’à terme, les faveurs soient rendues.

Nguyen Phu Trong, pour sa part, avait été le rédacteur en chef de la revue « Communisme » (Tạp Chí Cộng Sản), et à ce titre un théoricien du pouvoir, avant de faire de la politique. Son intérêt intellectuel pour la Chine n’est pas une soumission, comme voudraient le faire croire un peu trop rapidement certains dissidents anti-chinois. Mais il est sujet à une forme de fascination de la puissance qu’a su développer les dirigeants chinois : il veut rendre immuable le système du Parti unique et croit fermement, bon lecteur de Lénine, que les institutions doivent être disciplinées et tenir la société dans le creux de leur main. Nul doute qu’il a observé avec attention les campagnes anti-corruption menées par M. Xi Jinping et qu’il s’était délecté du feuilleton de l’affaire Bo Xilai. Il en reste que, malgré le prestige, théoriquement suprême, de la fonction qu’il occupe depuis 2011, l’activité débordante de l’ancien Premier ministre l’avait conduit à devoir prendre son mal en patience.

Derrière les débats sur le TPP et les enjeux territoriaux en Mer de Chine méridionale, voilà bien ce qui s’était tramé en coulisses du XIIème congrès du PCV. Alors, celui qui en est sorti vainqueur a eu beau jeu et grand intérêt à sécuriser sa victoire en essayant de neutraliser au plus vite les réseaux clientélistes de son adversaire. Entre 2016 et 2018, une campagne anti-corruption très agressive a été menée. Elle visait, sans que cela fût jamais ouvertement explicité, les réseaux de M. Dung. La principale victime à ce jour est l’ancien ministre des transports devenu entre-temps secrétaire municipal du Parti à Ho Chi Minh-Ville, M. Dinh La Thang. Cet ancien président-directeur général du groupe pétrolier national PetroVietnam devait en grande partie sa carrière à l’ancien Premier ministre. Après plusieurs arrestations (dont certaines, ratées, avait conduit à la fuite des suspects à l’étranger) et de très insistants bruits de couloir pendant plus de six mois, M. Dinh La Thang a été démis de ses fonctions de dirigeant de la plus grande ville du pays et exclu du bureau politique en avril 2017 et jugé. Selon les observateurs européens, la prochaine cible de cette campagne pourrait être la fille de l’ancien Premier ministre en personne, après qu’elle a été mise en cause dans une obscure transaction de rachat d’une filiale de l’opérateur téléphonique MobiFone, transaction dans laquelle sa banque avait joué le rôle de conseil. Plus récemment encore, le 29 novembre 2018, l’ancien président de la banque BIDV, M. Tran Bac Ha, a été arrêté après avoir été exclu du Parti en juin 2018.

En Chine, la dernière campagne anti-corruption avait été appelée « frapper les tigres, tuer les mouches ». Au Vietnam, tigres et mouches se savent désormais en danger.

La tentation du contrôle tout azimut

Le décès du Président, M. Tran Dai Quang, en septembre 2018 des suites d’une maladie dont la nature exacte n’a su être rendue publique, est venue parachever le processus engagé en janvier 2016. M. Trong, a profité de l’occasion pour provoquer une « unification » des deux postes de Président et de Secrétaire général [ce que désirait faire M. Dung sans y parvenir], sur le modèle institutionnel de la Chine populaire. Il n’y a plus qu’un seul trône au Vietnam, sur lequel le docteur ès idéologie est bien assis. Il a désormais les mains libres pour mettre en œuvre son projet politique, qui est une réhabilitation de l’autorité de l’État et du Parti dans une société gangrenée par la corruption et où la défiance envers les institutions est généralisée. Il veut faire le ménage et ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Rapidement après le congrès de 2016, il a durci le contrôle sur les organes de presse et mis au pas certains blogueurs influents, lanceurs d’alerte et autres journalistes indépendants qui avaient eu l’indécence de vouloir se faire entendre. Ainsi, le journal Tuoi Tre, l’un des quotidiens les plus importants de Ho Chi Minh-Ville, avait vu son site internet être interdit de publication pendant trois mois à partir de juin 2018, à la suite d’articles qui avaient déplu. La condamnation de Me Nam n’était pas un cas isolé. Depuis 2016, le rythme des arrestations et des violences s’est accru et les victimes n’en sont pas seulement celles et ceux qui avaient des liens avec les États-Unis.

L’appel, lancé en avril 2006, du groupe d’activistes du « Bloc 8406 » pour les libertés démocratiques au Vietnam avait trouvé une certaine résonance, car l’accès à internet et la naissance des réseaux sociaux permettaient une circulation de l’information plus rapide et l’accès à d’autres sources que celles contrôlées par le ministère de l’information et de la communication. Depuis, en une dizaine d’années, un système de contre-information et de réponse à la censure s’était développé sur les réseaux sociaux, et tout particulièrement Facebook, qui compte plus de 40 millions d’utilisateurs dans le pays. Les blogs et la divulgation d’informations ont permis des avancées réelles, notamment la prise de conscience de la corruption des élites. Ils ont aussi permis qu’un débat s’amorce autour de la question des libertés publiques. Pour le Parti, c’était un risque, au moment où avaient lieu les printemps arabes. Alors, il a été décidé de développer, au sein du ministère de la sécurité publique, une unité de « riposte » sur internet. Comme en Chine, des « fonctionnaires de l’opinion » sont payés à scruter les réseaux sociaux et à répondre systématiquement aux nouvelles déplaisantes avec l’argumentaire produit au préalable par les autorités. Votée le 12 juin 2018, elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2019.

L’État-Parti se sent menacé à l’extérieur, avec la militarisation menée par la Chine des archipels Spratley et Paracels. Pour cela, il veut se montrer impitoyable avec toutes les menaces qu’il perçoit à l’intérieur. Les blogueurs et les activistes d’abord, mais aussi l’armée populaire, qui avait commencé à prendre un peu trop son indépendance en développant des affaires économiques propres. Du côté de la place Ba Dinh, on se montre aussi très attentif à ce qu’il se passe dans le monde. Au renforcement du pouvoir de M. Erdogan en Turquie après le coup d’État raté de juillet 2016, à l’arrestation de M. Navalny en Russie, et bien sûr, aux manœuvres institutionnelles de M. Xi en Chine. M. Trong a froidement analysé le discrédit des démocraties électorales et la perte de prestige de l’Occident après le Brexit et l’élection de M. Donald Trump. Il a préparé sa réplique, si quelqu’un venait jamais à lui faire une remarque sur le durcissement de son régime.

Une diplomatie des droits de l’Homme ?

Un diplomate belge autrefois en poste à Hanoï s’étonnait que, à la pause café d’un séminaire sur la torture organisé par son ambassade et avec le soutien de l’Union européenne, dans le but de convaincre le ministère de la sécurité publique de l’inhumanité de cette pratique, les policiers vietnamiens se montrent hilares. Assurément, il y a ce qu’on fait semblant de dire et ce qu’on dit vraiment, et les communistes vietnamiens, qui ont vaincu la France, l’Amérique et la Chine au cours du même siècle, n’aiment pas beaucoup qu’on leur donne des leçons. Une diplomatie des droits de l’homme de la protestation et de l’affichage n’est guère efficace ; c’est pourtant ce à quoi beaucoup s’obstinent.

Le Vietnam est un pays en développement, et la seule façon d’obtenir de ses dirigeants une autre réaction qu’une indifférente politesse, est de parler d’affaires et de signatures de contrats. Le projet d’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Vietnam, dont le texte doit encore être ratifié par les États membres, offre une opportunité de négociation sur ces questions. C’est risqué, bien sûr ; cela pourrait conduire les Vietnamiens à « spéculer » sur leur réserve de prisonniers politiques, à en faire une monnaie d’échange. En parallèle d’une réflexion sur l’ingérence et sur la cohérence de la diplomatie des États membres, les Européens doivent être conscients de ce risque de dévoiement s’ils souhaitent se livrer à ce jeu, après, notamment, que le dissident Dang Xuan Dieu, lui aussi membre du Viêt-Tân, a été accueilli en France à la fin de l’année 2016. Sans réflexion stratégique, ils n’auront plus, à terme, qu’une importance toute relative, et devront faire des concessions de plus en plus vexatoires face à un PCV qui est déterminé à ne plus subir la loi du plus fort dans les relations internationales. Le « kidnapping » en plein centre de Berlin de M. Trinh Xuan Thanh, un ancien magnat du pétrole notoirement corrompu qui avait réussi à quitter le pays, en juillet 2017, peut être interprété dans ce sens. Il y a bien eu protestation de la partie allemande contre la violation des règles les plus élémentaires du droit international et remise en cause du partenariat stratégique entre les deux pays mais, un an et demi après la tempête, les choses semblent être presque revenues à la normale…

Le « modèle » singapourien ?

La condamnation de Me Nam [désormais libérée et en exil aux États-Unis], et la recrudescence de la répression à l’endroit des blogueurs, doivent être inscrites dans un contexte plus large. Le secrétaire général du Parti et désormais Président de la République, M. Nguyen Phu Trong veut reprendre la main dans son deuxième mandat, après avoir été dans l’ombre de Nguyen Tan Dung entre 2011 et 2016. Son projet politique est de réhabiliter l’autorité du Parti et de l’État, qu’il estime avoir été mise à mal par la corruption et une gestion économique très approximative dans les quinze dernières années. Il veut aller vers un régime autoritaire, dans le respect des valeurs asiatiques, où le PCV se maintient au pouvoir.

Dans une certaine mesure, l’élite dirigeante vietnamienne lorgne désormais du côté de Singapour. Par ailleurs, adopter une position morale sur la question de la répression peut être une attitude dangereuse, car ce serait oublier de prendre en compte que les « dissidents » appartiennent à des réseaux d’intérêts, dont certains sont très liés aux États-Unis. Une diplomatie qui ignore, naïvement ou à dessein, à la fois la nature du régime — policier, organisé — et la nature de l’opposition, se condamne à être bernée par les deux parties, comme cela a pu être le cas des chancelleries diplomatiques européennes ces dernières années.

 

Par Louis Raymond

A propos de l’auteur : Louis Raymond a vécu plusieurs années au Vietnam, où il a notamment travaillé comme journaliste ainsi qu’en tant qu’attaché de presse du Consulat général de France à HCM-Ville. Il est diplômé de Sciences Po Rennes et de l’ENS de Lyon. 

Image de la Une : les détails d’un tableau de Leon Golub intitulé « Vietnam II » en 1973, de Smithsonian American Art Museum. Crédit : The Nancy Spero & Leon Golub Foundation for the Arts. Licence par VAGA at Artists Rights Society (ARS), NY; Tate, London.

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Notes : Une première version de cet article avait été publiée sur le site Mémoires d’Indochine le 26 septembre 2017. Pour cette publication, l’article a été réactualisé, enrichi par l’auteur et par la rédaction d’AsiePacifique.fr

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