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© Bao Vuong

Diaspora vietnamienne : Un héritage en photo

Que transmettent les photos de famille ? Les photos de ma famille ? Ce sont les questions que se pose une jeune femme métisse franco-vietnamienne en s’intéressant à l’histoire de sa « part » vietnamienne, entre le passé familial peuplé de non-dits et la pudeur.

Un jour de juin 2020, après une longue période de confinement, je me retrouvais à errer dans le bureau de mon grand-père maternel. Historien singulier, voyageur invétéré, cela faisait presqu’un an qu’il nous avait quittés et chaque livre, chaque image, chaque bibelot, amassé durant ses innombrables pérégrinations demeurait à la place qui lui avait toujours été attribuée.

Du fond de nos albums photos

En effleurant ses archives accumulées sur le Viêt-Nam et son histoire, je me rappelais les hommages qui lui furent rendus le jour de son enterrement. Tour à tour s’étaient succédés devant le microphone de l’église différents membres de la communauté viêtnamienne de Haute-Normandie et d’ailleurs. Enfants métis de l’ancienne Indochine et anciens boat-people ; bien qu’étrangers les uns aux autres, tous avaient de mon grand-père le souvenir marquant d’un père.

De cette immense famille je retrouvais des albums et petits sacs plastiques remplis de photographies de vacances, de mariages, d’anniversaires et autres évènements quotidiens heureux, propres à tout foyer moderne. Les protagonistes étaient divers : aux clichés en noir et blanc des enfants dont mon grand-père fut éducateur à Semblançay, se mêlaient les couleurs passées des photos des familles vietnamiennes qu’ils hébergèrent avec ma grand-mère, après 1975. Prises puis confiées à mes grands-parents par ces différentes familles auxquelles ils se lièrent profondément, ces images mises bout-à-bout me frappèrent par leur similitude à celles – bien connues – de ma propre famille viêtnamienne, arrivée en France en 1979.

Étrange sensation de surprise puisque, tel que s’en étonnait Pierre Bourdieu, le propre de la photographie de famille est la répétition des thèmes qu’elle aborde ainsi que l’uniformité de ses compositions. Après tout : qu’y a-t-il de plus similaire à une photographie d’anniversaire qu’une autre photographie d’anniversaire ? Le genre respecte des codes que l’on pourrait qualifier d’universels : le célébré s’apprêtant à souffler — ou, si le photographe est habile, en train de souffler — le nombre de bougie signifiant son âge, sous le regard excessivement réjoui des convives qu’éblouit l’abrupte lumière du flash. Ce dernier élément étant paradoxalement nécessaire à l’éclairage de la scène se jouant traditionnellement dans une pénombre volontaire.

Si aux travers de mes trouvailles photographiques je retrouve ces exacts mêmes motifs, il me semble pourtant y relever une particularité propre aux photos des familles vietnamiennes. Dans les albums de mon père comme dans ceux retrouvés chez mes grands-parents maternels, je discerne entre les lignes mouvantes des moments heureux capturés, des détails silencieux qui, à force de les regarder, se font témoins criant d’une histoire parallèle à celle photographiée.

Devant mes yeux, une photo banale de dîner : une famille et leurs amis se réunissent autour d’une table où s’étalent larges assiettes de chả giò et petites coupelles de nước mắm. Derrière eux se découpe sur le papier peint psychédélique un autel où se consument des bâtonnets d’encens plantés dans des bols de riz. Au-delà des rires et à travers les volutes de fumée on y distingue les visages encadrés de leurs parents et grands-parents. Placés côte à côte, leurs regards perçant le papier glacé évoquent un ailleurs indicible, aussi secret qu’il est résolument présent.

L'installation de © Dinh Q. Lê. Un détail de "Crossing the Farther Shore", 2014, avec l'aimable autorisation de Nash Baker et de la Rice Gallery, Houston.
L’installation de © Dinh Q. Lê. Un détail de « Crossing the Farther Shore », 2014, avec l’aimable autorisation de Nash Baker et de la Rice Gallery, Houston.
Famille silencieuse, photographies parlantes

La communauté vietnamienne est une communauté particulièrement silencieuse. Souvent qualifiée de « minorité modèle » dans les pays où elle est le plus fortement ancrée, elle est érigée comme exemple d’intégration, en ce qu’elle ne s’insurgerait ni ne revendiquerait jamais rien.

À l’origine de ce mutisme plusieurs raisons peuvent être évoquées. La plus évidente étant la traversée, épisode traumatique que l’ampleur des violences physiques et psychologiques subies rend difficilement prononçable.

Cette perte de l’identité en mer achève un processus d’effacement initié au Viêt-Nam dès les prémices de la chute de la République du Viêt-Nam au Sud. Nombreux sont les témoignages relatant la destruction précipitée d’effets personnels alors que l’armée communiste vietnamienne marchait sur Saigon le 30 avril 1975. Parmi ces objets, preuves d’un mode de vie réprouvé et sanctionné par les nouvelles autorités, un grand nombre de photographies furent brûlées ou enterrées à la hâte.

Tout comme elles ont enseveli sous terre les derniers témoignages de leurs vies passées, ces générations dites de « boat-people » relèguent au domaine de l’intérieur tout élément renvoyant à leurs origines. Dès lors il n’est guère surprenant que la diaspora vietnamienne soit communément désignée comme étant « bien intégrée » : nos parents conditionnés par la peur de la délation et de la réprimande, ont dilué jusqu’à l’effacement toute manifestation de leur identité. 

Que transmettent-ils alors à leurs enfants, au-delà des ressemblances physiques qui se retrouvent et se perdent dans le hasard de la génétique ? 

Rien, si ce n’est des images.

Longtemps j’ai observé les photographies d’enfance et de jeunesse de mon père sans pouvoir les comprendre. Aux explications que je lui demandais, à mes questions sur la date, le lieu, le pourquoi et le comment de tel ou tel évènement je n’obtenais rien que des indications factuelles, se résumant la plupart du temps à un mot ou à un nom que l’on colle sur des visages inconnus. Au lieu de m’appartenir, ces photos semblaient au contraire, me rejeter. Illisibles et frustrantes, ces images ne me témoignaient de rien, si ce n’est d’une identité incomplète et dissonante. 

Je me penche à nouveau sur cette photographie de dîner de famille. Lasse d’en scruter les sujets principaux dont le jovial brouhaha immortalisé ne me disait rien, c’est dans le décor statique composant l’arrière-plan que mon regard a trouvé les premières émanations d’une identité voilée. Ce sont ces deux portraits d’autel, dont les yeux me fixent depuis des temps et des espaces incertains, qui m’indiquent silencieusement tout ce qui m’échappait jusqu’alors. C’est dans ce qui paraît être le plus insignifiant des détails du quotidien que survit l’identité vietnamienne. C’est dans l’usuel, dans l’apparence lisse et habituelle des objets inanimés du foyer que cette part profonde de l’identité de nos parents résiste. Photographiés avec eux, ces artefacts ne sont pas le décor du portrait de famille, ils en sont le sujet. 

Dans l’inanimé se lit ce Viêt-Nam qui ne se dit pas. C’est là précisément ce qui fait des photographies de familles vietnamiennes un genre à part entière que corroborent notamment les travaux de collecte et d’exposition de ce type de photos vernaculaires par l’artiste Jacqueline Hoàng Nguyễn (The Making of an Archive, 2014) ou encore le photographe Binh Danh (Family Stories, 2011). Si leurs méthodes de recherche et d’exposition des clichés sont différentes, les motivations des deux artistes sont néanmoins les mêmes : affirmer et conserver l’existence d’une identité viêtnamienne au sein des diasporas.

Mises bout-à-bout, ces images d’origines diverses se font écho, trouvant dans la forme l’une de l’autre un pendant auquel elles se lient. Par le biais du collage de Binh Danh ou du site internet de Jacqueline Hoàng Nguyễn, elles s’imbriquent et forment ensemble la trame mémorielle non plus d’une famille, mais de toute une communauté.

Photo d'identité de la famille Pham Hanh dans un camp de éfugiés. Collection du Musée Wing Luke, Seattle, avec l'aimable autorisation de Pham Hanh.
Photo d’identité de la famille Pham Hanh dans un camp de réfugiés. Collection du Musée Wing Luke, Seattle, avec l’aimable autorisation de Pham Hanh.
Les gènes de l’image

Jusqu’alors mon lien au Viêt-Nam me semblait ténu, presque imposteur. De cette part pourtant prédominante de mon être, la langue et l’histoire m’étaient inaccessibles. Seul me restait mon nom « Tran », comme preuve tangible d’une identité dont je cherchais les signes.

C’est cette recherche qui me mena à examiner si attentivement ces photographies. En tournant en sens inverse les pages de l’album d’où j’ai tant scruté cette photo de diner, je retrouve chaque étape de cette soirée où, avant de s’attabler, chacun prit soin de se faire immortaliser en train de prier les ancêtres. Les mains jointes autour du bâton d’encens allumé, les yeux clos tournés vers les portraits ou, au contraire, ouverts en direction de l’opérateur : tous effectuent des poses que je reconnais parce que je les ai moi-même déjà effectuées.

Nos parents n’ont en effet pas cessé de produire des images, une fois leurs albums de jeunesse achevés. Au contraire, les smartphones et les réseaux sociaux ont rendu bien plus aisé la capture de tout évènement — et non-évènement, ainsi que son partage par-delà les frontières. Parmi cette profusion de photos circulant entre le Viêt-Nam, les États-Unis et la France se trouvent notamment des images de mes sœurs et moi priant nos ancêtres avant de dîner. Dans les commentaires — grossièrement traduits par un Google Traduction, mal optimisé pour les tournures spécifiques de la langue — on nous félicite, on s’émeut : les enfants en France se souviennent de la tradition viêtnamienne et la font perdurer.

Tout autant qu’ils me touchent, ces mots m’interrogent : d’aussi loin que je me souvienne, personne ne m’a jamais dit comment, ni pourquoi exactement il fallait perpétuer cette tradition. D’où me vient alors cette connaissance, ce souvenir gestuel ?

L’explication à ce mimétisme se trouve peut-être dans le concept de postmémoire, développé et défini par Marianne Hirsch comme étant « la relation que la « génération d’après » entretient avec le traumatisme personnel, collectif et culturel subi par ceux qui l’ont précédée, avec des expériences dont elle ne « se souvient » que par le biais d’histoires, d’images et de comportements au milieu desquels elle a grandi ». Initialement théorisé pour désigner le rapport qu’entretenaient les enfants des survivants de la Shoah avec une mémoire familiale lourdement silencieuse, le terme s’applique aisément à cette mémoire vietnamienne qui ne se transmet qu’indirectement.

J’ai hérité de mon identité vietnamienne par le biais de ces images, des poses et des objets qui en constituent la composition. Alors que mon regard les interrogeait inlassablement, mon corps s’était déjà nourri de ces photographies. Cette idée trouve un puissant écho dans l’installation 336 items de l’artiste Bao Vuong, dont les bocaux remplis d’eau et de photos de famille formant sa silhouette au sol nous indiquent que nous sommes entièrement constitués de souvenirs ; les nôtres et ceux des personnes nous ayant précédées.

Modelée de mémoires, je répète les gestes que j’ai toujours vu sans pour autant les comprendre. C’est par la répétition de la pose que je montre mon appartenance à ce groupe et c’est en l’observant, une fois immortalisée, que je perçois finalement le mieux cette part de mon identité qui m’échappe.

Ainsi, à chaque fête du Têt que je passe seule, comme à chaque réunion de famille, je plante des petits bâtonnets d’encens dans des bols de riz, après avoir salué trois fois le portrait de mes grands-parents disparus.

Eléonore Trần Hải Vân

Eléonore Trân Hải Vân est diplômée d’Histoire de l’Art (Université Paris I – Panthéon Sorbonne) et de Lettres Modernes (Université de Paris). Spécialisée en histoire de la photographie, ses recherches se concentrent autour de la photographie vernaculaire et de la mémoire de la diaspora vietnamienne.

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L’image de Une : © Bao Vuong, 336 items (détail), 2019, peinture à l’huile noire, eau, pots en plastique, photographies sur polycopiés transparents, cartons et néons, 200x90x45cm.

 


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