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Japon, La Grande Vague de Kanagawa

Japon : l’empereur Naruhito et Shinzô Abe sur le chemin d’une opposition politique

Le nouvel empereur du Japon Naruhito (徳仁 ) semble sur la même ligne que son père, entre pacifisme et refus du révisionnisme historique. La Constitution japonaise et la loi impériale l’empêchent de prétendre à une expression politique, mais le poids symbolique de sa fonction peut malgré tout influencer l’opinion publique. L’empereur s’opposera-t-il au Premier ministre Shinzô Abe qui bataille à réviser l’article 9 de la Constitution sur les restrictions du rôle des Forces d’autodéfense japonaises ?

Il était présent et a prononcé un discours le 30 avril 2019 lors de l’abdication d’Akihito. Il était toujours là le lendemain lors de la cérémonie d’intronisation du 126e empereur du Japon Naruhito. Et comme l’ensemble des participants de cet austère cérémonial qui a duré exactement six minutes, le Premier ministre japonais Shinzô Abe n’a pas prononcé un mot face à celui qui vient de monter sur le Trône du Chrysanthème.

Quelles seront les relations entre le souverain japonais, qui n’a certes aucun pouvoir politique légal, mais jouit d’une certaine popularité et d’une force symbolique incontestable, et le Premier ministre qui, s’il respecte sans doute l’institution impériale, voit ses projets politiques aller à l’encontre des rares prises de position de la lignée des Yamato ?

Le précédent Akihito

Le 8 août 2016, dans sa deuxième intervention télévisuelle à la nation — après un message de soutien lors du tsunami de 2011 — depuis son accession au trône en 1989, l’empereur abdiqué Akihito explique que son âge avancé et son état de santé — il souffre d’un cancer de la prostate — lui pèsent dans l’accomplissement de sa mission. Le mot n’est pas prononcé, mais le message est clair — et avait été divulgué lors d’une révélation de la NHK le 13 juillet précédent : abdication.

L’empereur Akihito, en ne prononçant pas le terme, a été parfaitement respectueux de la Constitution japonaise et de la loi impériale : aucune disposition particulière n’existe pour encadrer une abdication, et l’annoncer serait une décision politique qu’il refuse de prendre. Mais le message est passé dans l’opinion japonaise — très largement favorable à un retrait de l’empereur s’il le désire — et la pression est tombée sur les épaules de Shinzô Abe.

Ce dernier va d’ailleurs mal gérer politiquement la situation : il semblera dans un premier temps peu enclin à mobiliser ses forces pour mettre en place un nouveau cadre législatif avant de plier. Mais il faudra huit mois pour qu’un texte de loi minimaliste ne soit finalement conçu : il autorise Akihito, et uniquement Akihito, à abdiquer. Shinzô Abe a surtout été affecté par le débat politique ouvert par la volonté d’Akihito qui a éclipsé le projet de réforme constitutionnel voulu par le Premier ministre et visant à revenir sur l’article 9 annonçant la « renonciation à la guerre ». Un contre-feu voulu par le « Kôkyo », le palais impérial ? L’hypothèse a été évoquée par des analystes politiques et est restée au stade des spéculations.

L’empereur Akihito en effet n’a jamais fait mystère de son opposition à tout révisionnisme historique et, a priori, à un changement de la Constitution pacifiste du Japon, lui qui l’a vu naître en première ligne, en tant que fils de l’empereur Hirohito. Il a déjà exprimé à plusieurs reprises des regrets sur les exactions dont le Japon s’est rendu responsable pendant la Seconde Guerre mondiale. Et, comme le rapportait la BBC, il a déjà exprimé à plusieurs interlocuteurs l’une de ses fiertés : celle de n’avoir vu aucun soldat japonais mourir lors d’un conflit armé pendant son règne.

Il est encore trop tôt pour affirmer ce que pense le nouvel empereur Naruhito. Durant les trois décennies que ce dernier a passé comme héritier officiel du trône, il a eu le temps de se créer un solide réseau diplomatique au gré de voyages de représentation — il a ainsi rencontré Emmanuel Macron en France en 2018 — et a déjà laissé entendre qu’il refusait lui aussi tout révisionnisme historique. Mais quid de son avis sur le rôle du Japon sur la scène internationale ?

Lors de son discours ayant suivi son intronisation, le nouvel empereur a ainsi déclaré: « Je promets aussi d’agir conformément à la Constitution et d’assumer ma responsabilité en tant que symbole de l’État et de l’unité du peuple japonais, tout en tournant à chaque instant mes pensées vers la population en me tenant à ses côtés ».

Une phrase ayant plusieurs niveaux de lecture : agir conformément à la Constitution ne veut pas dire qu’il refuserait tout changement, même s’il évoque entre les lignes un certain attachement. Et le « peuple » est actuellement plutôt en opposition, selon les enquêtes d’opinion, à un quelconque changement de celle-ci. Les observateurs n’auront pas manqué de noter, de son côté, que Shinzô Abe a prononcé le même jour un discours contenant une phrase ambiguë : « Dans un contexte de grands changements mondiaux, nous sommes déterminés à assurer un avenir glorieux au Japon ».

Force symbolique

En dernière instance, quelle que soit la pensée de l’empereur Naruhito sur la question, l’absence de toute capacité politique dans sa fonction le cantonne à être un observateur des évolutions qu’impulsera Shinzô Abe.

La réalité de la vie politique nippone est un peu plus subtile que la seule interprétation légale du corpus législatif japonais : « Théoriquement, Naruhito n’a pas le droit de prendre position sur le moindre sujet politique. Mais dans les faits, tout est politique et ses gestes ou ses paroles prônant la paix et l’esprit calme pourraient influencer les esprits dans l’opinion publique » nous explique le politologue Toru Yoshida, qui rappelle donc que la parole de l’empereur compte, d’autant que le précédent souverain Akihito a réussi à redorer l’institution dans le cœur des Japonais.

De quoi faire de l’empereur un allié objectif des opposants à Shinzo Abe ? La situation est là encore plus nuancée. « Il se peut que certains propos de Naruhito ou son père semblent pacifistes ou bien progressistes par rapport au gouvernement Abe ou aux forces de l’extrême droite. Mais c’est le peuple japonais en tant que souverain qui a la responsabilité de défendre le pacifisme de la Constitution » explique à Asie Pacifique News l’un des porte-parole du Parti communiste japonais, M. Minoru Tagawa. Ce parti prône, officiellement, toujours l’abolition du système impérial tout en estimant qu’il faut « défendre toutes les clauses et tous les articles de la Constitution y compris ce qui permet de l’existence de l’empereur ».

A l’autre bout de l’échiquier politique aussi, la situation est complexe. Si la plupart des groupes d’extrême-droite sont partisans du révisionnisme historique et plutôt favorables — avec de nombreuses nuances — à une remilitarisation, certaines branches de cette sensibilité politique estiment que le Premier ministre n’est pas respectueux de l’institution impériale. Elles pointent du doigt le choix du nom de l’ère « Reiwa » largement influencé par le Premier ministre Shinzô Abe, et sur lequel l’empereur Naruhito n’a pas eu son mot à dire — une attitude jugée scandaleuse et son auteur indigne d’être soutenu.

La relation Naruhito – Shinzô Abe reste donc à construire et sera scrutée de près pour définir quelles seront les attitudes du Premier ministre japonais pour réaliser son grand projet d’ici la fin de son mandat en 2021.

Le mardi 14 mai 2019, les deux hommes avaient leur première entrevue officielle depuis l’arrivée sur le Trône du Chrysanthème du 126e empereur du Japon. Le contenu des échanges entre les deux hommes est un secret strict : comme le rappelle l’agence Kyodo, un membre du gouvernement avait dû démissionner en 1973 après avoir révélé une remarque faite par l’empereur Hirohito qu’il avait sollicité sur une extension des capacités militaires du Japon.

Entre le secret des entretiens, les rares prises de paroles symboliques de l’empereur et le désir de Shinzô Abe de mener à bien ce qu’il voit comme sa grande œuvre politique, les premiers mois de cette ère Reiwa pourraient amener le regard des analystes politiques du côté des murs austères du palais impérial.

Damien Durand, à Tokyo

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Dessin de la Une : La Grande Vague de Kanagawa (神奈川沖浪裏 ) du peintre Hokusai en 1830.

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