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Illustration JEFTA Union européenne Japon. Dessin ©DR

JEFTA ou le retour du bilatéralisme

#Economie #JEFTA #Analyse

Signé le 17 juillet, l’Accord de libre-échange UE-Japon (JEFTA) constitue « le plus important » accord de commerce bilatéral négocié par l’UE selon Margaritis Schinas, porte-parole de la Commission européenne. Il concerne une zone économique représentant près d’un tiers du PIB mondial et plus de 600 millions de consommateurs. Cet accord porte principalement sur la suppression des droits de douanes et des barrières non tarifaires entre les deux partenaires économiques, ce qui permettra de favoriser les échanges nippo-européens mais aussi la coopération bilatérale dans des domaines plus larges tels que la cybercriminalité, la défense et le réchauffement climatique.

Avec le JEFTA, Bruxelles et Tokyo ont souhaité adresser un signal fort à Donald Trump qui s’engouffre dans un protectionnisme et nationalisme économique, en représailles — sans le dire — au protectionisme de Pékin.

Le président américain a en effet instauré des tarifs douaniers sur les importations en provenance de ses principaux partenaires commerciaux : après 25% de taxes supplémentaires sur les importations d’acier en provenance de l’Europe et 10% sur celles d’aluminium, c’est le secteur automobile européen qui entrerait dans le collimateur de l’administration Trump. Face à cette politique commerciale agressive, la Chine, l’Union européenne et la Russie ont répliqué — ou allant le faire — en taxant à leur tour des dizaines de milliers de produits américains.

A noter : le 26 juillet 2018, une « trêve » a été signée entre Washington et Bruxelles. Ainsi, Donald Trump pourrait se concentrer sur la Chine.

Un « message clair » adressé à l’administration américaine, mais quel impact potentiel sur l’économie américaine ?

L’attitude du président Trump a provoqué l’accélération des négociations entre Bruxelles et Tokyo qui se sont alliés économiquement dans le but faire « front commun contre le protectionnisme » selon les déclarations de Donald Tusk après la signature du texte. Il convient de se demander quel impact pourrait avoir ce nouvel accord sur l’économie américaine.

Pour l’économiste Assen Slim« L’impact sera probablement négatif côté américain. De manière générale, il est certain que les Etats-Unis vont sortir affaiblis de la présidence Trump en raison des difficultés pour le pays d’exporter vers les pays européens et asiatiques. Compte tenu de la place qu’occupe la Chine dans l’économie mondiale, la hausse des taxes sur les marchandises chinoises ont des répercussions sur tout le commerce international. »

Malgré le conflit commercial, les Etats-Unis sont toutefois très présents dans le Pacifique et coopèrent avec de nombreux pays dont ceux de l’ALENA, de l’APEC et de l’ALEAC. Selon une étude de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) publiée le mois dernier, les perspectives de l’économie américaine sont favorables.

Finalement, le JEFTA ne devrait avoir qu’un effet marginal sur l’économie américaine car, malgré les mesures protectionnistes décidées par Donald Trump, l’Union européenne et le Japon sont de grands partenaires commerciaux des Etats-Unis, et ils le resteront.

Dans ce contexte de guerre commerciale menée par Donald Trump, l’effet positif du nouveau pacte commercial réside essentiellement dans le fait qu’il permettra d’intensifier les flux commerciaux nippo-européens, et donc de compenser les pertes liées aux taxes douanières infligés par Washington sur les produits européens et japonais.

Côté européen, les énormes concessions de Bruxelles et Tokyo concernant des secteurs sensibles – l’agriculture pour le Japon, l’automobile pour l’Union européenne – permettra la levée des 1 milliards de droits de douanes payés par les entreprises européennes chaque année afin d’entrer sur le marché japonais. La Commission européenne estime que les exportations de produits agroalimentaires européens vers le Japon pourraient augmenter de 180% grâce à l’accord de libre-échange.

Un accord qualifié « antidémocratique » et « climaticide » par ses détracteurs.

Tout comme le TAFTA et le CETA, ce nouvel accord conclut par l’Union européenne fait l’objet de vives critiques tant sur sa forme que dans son contenu.

C’est le manque de transparence des institutions européennes qui est principalement pointé du doigt par les détracteurs du pacte commercial. En effet, contrairement à l’accord de libre-échange entre l’UE et le Canada, le JEFTA n’aura pas besoin d’être ratifié par tous les Parlements nationaux pour entrer en vigueur. Une particularité clairement souhaitée par Bruxelles, ce qui renforce le caractère antidémocratique du JEFTA.

La spécificité d’un accord de libre-échange bilatéral est, qu’en cas de différend, ce ne sont plus des Etats qui s’attaquent entre eux, mais des entreprises qui sont opposées à un Etat dont elles estiment qu’il n’aurait pas respecté l’accord. Cela peut être lié par exemple à un problème de discrimination d’un Etat partie à l’encontre d’investisseurs étrangers. Dès lors, le règlement du différend est confié à un tribunal d’arbitrage spécial prévu par ledit accord.

Or, comme l’a rappelé la Cour de Justice de l’Union européenne dans l’avis 2/15 rendu le 16 mai 2017 dans le cadre de l’accord libre-échange entre l’UE et Singapour, les dispositions portant sur la protection des investissements et le règlement des différends entre investisseurs et Etats nécessitent l’approbation des Parlements nationaux car elles touchent à la compétence juridictionnelle des Etats membres.

La Commission européenne a donc choisi de séparer les accords UE-Japon en deux textes distincts : un accord commercial – signé le 17 juillet – et un accord sur les investissements en cours de négociation. Finalement, le JEFTA ne devra être ratifié que par le Conseil et le Parlement européen.

La méthode choisie par Bruxelles est fortement contestée par le gouvernement italien qui s’était déjà montré défavorable au CETA, et par d’autres députés nationaux qui appellent à la mise en place d’un référendum.

Par ailleurs, en France, les députés de la France insoumise dénoncent un accord « libre-échangiste, antisocial, non écologique et antidémocratique » qui a été discuté uniquement entre les négociateurs européens et les grands lobbys, excluant les groupes syndicalistes et PME européens de toute consultation.

Sur le fond, les ONG s’inquiètent d’un partenariat commercial qui risque d’aggraver la crise environnementale.

Dans un communiqué, deux organisations françaises, la Fondation pour la nature et l’Homme et l’Institut Veblen, reprochent au gouvernement français d’avoir validé le « plus gros accord commercial climaticide jamais signé »; un accord qui n’est pas compatible avec l’Accord de Paris sur le climat. Qui plus est, le chapitre consacré au développement durable semble purement symbolique puisqu’il serait « encore plus faible que celui du CETA » estime Yannick Jadot, vice-président de la Commission du commerce international et récemment nommé tête de liste d’EELV aux européennes de 2019.

Des inquiétudes s’élèvent aussi sur le risque de destructions d’emplois et de désindustrialisation dans certains secteurs européens. Mais interrogé sur ce point, Jean-Claude Juncker se veut optimiste, jugeant que si l’Europe exportait l’équivalent d’un milliard d’euros de produits en plus, cela générait « automatiquement » 14 000 emplois.

« Les risques réels pour notre économie, nos emplois et notre prospérité sont l’incertitude politique, la guerre tarifaire, l’imprévisibilité, l’irresponsabilité et la rhétorique agressive. Pas les accords de libre-échange » a déclaré Donald Tusk.

TAFTA, CETA, JEFTA : un bilatéralisme qui fragilise davantage l’OMC

Selon l’économiste Assen Slim, ce nouvel accord illustre un phénomène observable depuis ces dernières années : le retour au bilatéralisme.

« Nous franchissons un nouveau cap, celui de l’abandon du multilatéralisme pour passer au bilatéralisme puisqu’on considère que l’UE est dotée d’une personnalité juridique propre. Par ailleurs, on essaye de contourner les parlements nationaux pour éviter tout blocage, c’est encore là le moyen de mettre en place des situations qui contraignent les règlements nationaux pour satisfaire des intérêts privés », observe Assen Slim.

Jusqu’à présent, les accords bilatéraux incluant une union régionale étaient très limités, ils concernaient les grandes puissances ou alors des produits bien spécifiques. Mais depuis les années 2005, on observe un regain de gros accords bilatéraux souvent non-démocratiques et pour la plupart, négociés dans le secret le plus total. Cela soulève la question de la place de démocratie dans accords, dès lors, la colère de certains parlementaires est tout à fait compréhensible.

En outre, pour Assen Slim : « Le JEFTA montre une fois de plus que l’OMC ne fournit pas un cadre qui donne suffisamment de pouvoir aux forces libérales d’une manière générale. »

Le réveil du bilatéralisme empiète inévitablement sur les accords multilatéraux. Depuis une dizaine d’années, l’OMC est fortement décriée. Jugée inefficace et responsable des dérives de la mondialisation et du capitalisme, l’institution connaît un certain nombre de dysfonctionnements, conduisant les Etats à multiplier les accords et échanges préférentiels tels que le CETA et le JEFTA.

Assen Slim : « On constate que tous les accords bilatéraux se dotent en interne d’exactement les mêmes pouvoirs que l’OMC. D’un accord à l’autre, il y a des modalités de tribunaux différents, des modalités de fonctionnement différents, et cela remet en cause l’ordre multilatéral commercial ».

Si les réflexes protectionnistes concourent à remettre en cause la pertinence de l’institution mondiale, il en est tout autant concernant le nouveau maillage bilatéral. « L’OMC a toujours un rôle à jouer dans l’économie mondiale, du moins pour l’instant, mais elle devrait se préoccuper à fixer un cadre de coordination pour ces accords », remarque l’économiste Assen Slim.

Il est donc devenu primordial de réformer en profondeur l’OMC. Le sentiment d’urgence est partagé aussi bien par Donald Trump, que les dirigeants de l’Union européenne et Xi Jinping. Ces derniers n’ont pas manqué de réaffirmer leur engagement commun en faveur d’une modernisation de l’institution lors du dernier sommet UE-Pékin.

Reste à voir si l’on peut encore réellement sauver l’OMC car la tâche s’annonce bien complexe. Une réforme en profondeur implique de revoir le fonctionnement de ses instances, et en particulier son système d’arbitrage et de règlement de différends, un point sur lequel il est toujours difficile pour les Etats membres de s’entendre comme nous pouvons le voir dans le cadre des accords entre l’Union européenne et le Japon.

Par Nguyen Thuy Khang

(Rédactrice stagiaire, étudiante en Master Relation internationale à l’INALCO, Paris). Avec Vo Trung Dung.

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