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Carte Océan Pacifique

Pour une « révolution asiatique » dans l’histoire des relations internationales contemporaines. Par Pierre Journoud

Contexte et poids géo-politico-économiques actuels et à venir en Asie-Pacifique / Océanie nécessitent à la fois recul et perspective. Plus que jamais ! Ce que apportent les travaux de recherche — historique et contemporaine — des relations internationales. En particulier, des recherches de terrain et en coopération avec les chercheurs asiatiques !

Freins

Le volontarisme institutionnel français témoigne, depuis la fin de la Guerre froide, d’une prise de conscience salutaire de la nécessité d’encourager et de faire connaître les recherches françaises transdisciplinaires sur le vaste continent asiatique : l’implantation en Asie-Pacifique de 5 des 27 Instituts français de recherche à l’étranger (IFRE devenus UMIFRE depuis qu’à la tutelle du MAEDI s’est ajoutée celle du CNRS) – Bangkok, Hong Kong, New Delhi, Pondichéry et Tokyo, sans compter d’importantes antennes, comme à Taipei – ; la création en France de plusieurs centres de recherches spécialisés, tels qu’Asia Centre en 2005 et le Centre d’histoire de l’Asie contemporaine (CHAC) de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne en 2008 ; la naissance du « Réseau Asie » en 2001, transformé en « GIS Asie » en 2013.

Il reste encore beaucoup à faire, cependant, tout particulièrement en histoire des relations internationales (RI), malgré la renommée et le dynamisme de cette sous-discipline historique. À l’exception notable des conflits indochinois et des puissances régionales qui y ont été impliquées, l’Asie a peu attiré les historiens français internationalistes. Les grandes synthèses historiques, par exemple sur la Guerre froide ou sur la politique étrangère de la France, reflètent à la fois l’indigence de la place qui lui est réservée et son caractère excessivement européo-centré. Sans doute plus qu’aucun autre continent, l’Asie, qui a pourtant concentré les conflits les plus meurtriers après la Seconde guerre mondiale, mais aussi les plus forts taux de croissances mondiaux, justifie pleinement le constat dressé par Robert Frank, dans un plaidoyer collectif Pour l’histoire des relations internationales publié en 2012, d’une « difficile internationalisation de l’histoire des RI ».

 

Carte Conflits en Mer de Chine Orientale et Méridionale
Carte Conflits en Mer de Chine Orientale et Méridionale — Les tensions maritimes en Asie du Sud-Est.
(© Hugues Tertrais, Atlas de l’Asie du Sud-Est, Paris, Autrement, 2014)

 

Comment expliquer une telle carence ? Les difficultés d’apprentissage des langues et d’accès aux archives des pays concernés, indépendamment de la nature de leur régime politique, sont des obstacles réels mais souvent surmontables. Le rejet de l’événement et du « temps présent » est-il le résultat d’un trop-plein de violences, de totalitarismes et de Boat People qui, à l’heure des guerres d’Indochine puis des désillusions postcommunistes, ont détourné une génération d’intellectuels – et sans doute aussi d’historiens – des questions politico-stratégiques asiatiques ? Traduit-il plus profondément la prégnance de l’héritage des Annales dans l’étude de l’espace asiatique que l’on a longtemps préféré aborder, sur le temps long, par la permanence de ses structures économiques, sociales et culturelles ? La consanguinité entre histoire coloniale et histoire asiatique, incarnée dès l’origine par la vénérable EFEO, a-t-elle freiné l’essor d’une authentique histoire asiatique des RI ? Marquée par des travaux de grande ampleur, comme ceux de Denys Lombard sur le carrefour javanais (1990), la vogue plus récente de l’histoire impériale (qui étudie les circulations des hommes, des concepts, des objets, dans et entre les aires impériales) et de l’histoire globale (qui privilégie l’exploration des processus de mondialisation), a-t-elle supplanté l’histoire des RI ?

Jalons

Quelques jalons, pourtant, avaient bien été plantés. Le premier par Pierre Renouvin, le maître, précisément, de l’école française des RI qu’il contribua à refonder avec Jean-Baptiste Duroselle dans les années 1950-60. Dans un petit ouvrage imprégné d’histoire coloniale sur La Question d’Extrême-Orient 1840-1940, publié en 1946 alors que l’Asie était encore une terra incognita pour les contemporanéistes, Renouvin avait appelé de ses vœux une « asiatisation » de l’histoire contemporaine de ce continent asiatique dont il pressentait l’importance à venir dans les RI. Mais, il fallut attendre plus de quarante ans pour que surgît, sous la plume de François Joyaux, une Nouvelle question d’Extrême-Orient. Malgré ses limites, cette première histoire des RI dans un espace étendu de la frontière indo-birmane à la péninsule coréenne assumait pleinement, selon le vœu de Renouvin et Duroselle, une histoire du temps présent (depuis 1945), exclusivement consacrée aux relations diplomatiques et aux problèmes politico-stratégiques.

François Joyaux, pourtant, n’a guère fait école parmi les historiens. Tandis que la géopolitique, la science politique, l’économie, s’emparaient avec gourmandise de l’Asie, les historiens français des RI se laissaient distancer par le dynamisme historiographique impulsé aux États-Unis et en Asie, notamment sur la période cruciale de la guerre froide. Plusieurs initiatives collectives, par exemple à Paris autour de l’Institut Pierre Renouvin (IPR, Paris I), de l’EHESS ou de Sciences Po Paris, contribuèrent sans doute à réduire l’écart. Mais, si elles ont permis d’éclairer certains pans de l’histoire des relations intra-régionales et internationales de l’espace asiatique, et de bâtir de fructueuses coopérations interuniversitaires avec l’Asie, elles ont pour l’essentiel focalisé leurs travaux sur la péninsule indochinoise, déjà privilégiée.

Jeune Institut pluridisciplinaire du ministère de la Défense où l’Asie se frayait alors une place qu’elle a notablement renforcée depuis lors, l’IRSEM a donc alimenté, dès sa naissance en 2010, de nouvelles dynamiques collectives pour élargir les études politico-stratégiques à des horizons moins explorés, même parmi les « civilisationnistes » : l’Afghanistan (2010), l’Asie du Sud-Est (2012), la péninsule coréenne (2013). L’IRSEM n’a pas négligé non plus de se positionner, en vertu d’une complémentarité stimulante entre historiens et politistes, sur des thématiques plus médiatiques : la Chine, la mer de Chine méridionale, etc.

L’actualité n’a fait que renforcer les besoins. Chacune des puissances mondiales et régionales affiche son « pivot vers l’Asie », dans un climat régional marqué par la rapide montée en puissance de la Chine et ponctué de tensions entretenues par des nationalismes vigoureux, pour lesquels l’histoire est plus une arme qu’une discipline. L’importance actuelle des enjeux politico-stratégiques, économiques et culturels en Asie, la place des historiens internationalistes français dans la construction des savoirs, justifient que l’on formule ici l’espoir d’une nouvelle et authentique dynamique historiographique.

Directions

Quelles limites conférer à l’espace étudié ? Faut-il privilégier, plutôt que la définition très extensible qu’en livrent les rédacteurs de ce site Internet, les seuls pays asiatiques tournés vers l’océan Pacifique ? Hugues Tertrais le suggère dans L’Asie pacifique au XXe siècle (2015), en proposant le néologisme d’Asie pacifique. Le « p » minuscule sert ici à le distinguer du concept plus ancien d’Asie-Pacifique qui intègre, outre l’Asie du Nord et du Sud-Est, l’Océanie et la façade pacifique du continent américain. Situés sur l’axe des grandes routes maritimes et des fortes croissances, qui s’est progressivement surimposé à la ligne de front de la Guerre froide, les pays de l’Asie pacifique jouent en effet un rôle structurant dans les relations interrégionales et le régionalisme asiatiques. Ils se trouvent aussi au cœur de rivalités de puissances et de tensions frontalières lourdes d’incertitudes.

Sur ces dossiers brûlants qui voient l’histoire sans cesse instrumentalisée par les protagonistes, les historiens français ne sont hélas guère audibles. Leur intérêt traditionnel pour les acteurs étatiques et les relations bilatérales est appelé à s’élargir aux acteurs non traditionnels, dont le rôle est croissant – entreprises, réseaux transnationaux, organisations religieuses, régionales et internationales… Ne serait-ce que par l’effet d’entraînement qu’y joue la montée en puissance économique et financière de la Chine et de certains de ses rivaux asiatiques, les relations des pays de l’Asie pacifique avec les autres grandes régions du monde doivent également être prises en compte. L’Amérique latine, généralement occultée au profit de l’Afrique, et l’Océanie, sont autant d’angles morts à investir. Or, comme l’a montré un colloque organisé par Jean-Marc Regnault, Sémir Al Wardi et Jean-François Sabouret, fin novembre 2016 à l’Université de Polynésie Française, les territoires encore sous tutelle et les micro-États du Pacifique sont devenus, eux aussi, des espaces d’investissements et de rivalités stratégiques des puissances asiatiques.

 

Carte Océanie
Carte Océanie

 

L’histoire des RI est par essence une histoire transnationale et transrégionale. Son intérêt récent pour les organisations et les relations multilatérales est appelé à s’étendre à l’Asie. Si productifs sur la construction européenne, les historiens ne sauraient négliger plus longtemps l’histoire de la seule organisation exclusivement asiatique, l’ASEAN, des coopérations mises en place par cercles concentriques autour d’elle (ASEAN + 3, +6, etc.), des relations qu’elle a établies avec d’autres organisations régionales, comme l’UE, et des sous-régionalismes qui se sont développés en son sein ou à sa périphérie. De nouvelles initiatives ont d’ores et déjà vu le jour. Publié dans les deux derniers numéros de la revue Relations internationales (167 et 168), un premier colloque international organisé en juin 2016 à Paris I a permis d’amorcer une réflexion nouvelle sur l’histoire des relations euro-asiatiques, en particulier celle encore balbutiante des inter-régionalismes européen et aséanien (ASEM). Un deuxième, accueilli par l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 les 30-31 mars 2017, à l’occasion du cinquantenaire de l’ASEAN, s’intéressera, à l’intérieur du « triangle stratégique » États-Unis/Chine/Asie du Sud-Est, aux conflits, coopérations, processus de paix et de régionalisation depuis 1947. Il en faudra beaucoup d’autres.

Carte des pays de l'ASEAN
L’ASEAN et ses partenaires de dialogue.
(© Hugues Tertrais, Atlas de l’Asie du Sud-Est, Paris, Autrement, 2014)

 

« Internationaliser » et « asiatiser » l’histoire des RI, voire l’« asiocéaniser » comme le suggère l’ambassadeur Christian Lechervy, c’est élargir notre regard, poser de nouvelles questions, se mettre en quête de nouvelles sources, varier les échelles d’analyse, étudier de nouveaux acteurs et de nouvelles périodicités, forger de nouvelles coopérations, notamment avec nos collègues asiatiques. Ce chantier aura besoin d’ouvriers nombreux et qualifiés, parmi lesquels les historiens français des RI doivent trouver leur juste place, entre une histoire impériale par définition trop restrictive et une histoire globale nécessaire mais parfois trop diluante. Aujourd’hui comme hier, selon le titre d’un essai à paraître dans lequel Pierre Grosser réévalue opportunément la contribution majeure de l’Asie à l’histoire des RI au XXe siècle, L’histoire se fait en Asie.

Pierre Journoud


Pierre Journoud est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 (UPVM3), membre cofondateur du GIS « ESPRIT » (études en Stratégie, Politiques et Relations InTernationales, UPVM3, 2015) et du Centre d’histoire de l’Asie contemporaine (CHAC, Paris I, 2008).

Ses recherches concernent plus particulièrement les conflits et processus de paix dans la péninsule indochinoise depuis 1945 ; la politique étrangère et de défense de la Ve République en Asie du Sud-Est ; mais aussi celle du Vietnam, pays dans lequel il a noué de fructueuses coopérations universitaires, essentiellement avec la faculté des sciences sociales et humaines de l’Université nationale de Hanoi et l’Académie diplomatique du Vietnam.

Cet article a été publié la première fois — en français et en anglais — sur le site GIS Études Asiatiques / Réseau Asie et Pacifique

 

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