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Prisonnier de guerre US Vietnam. Crédit © American War Memorial

Essai : Les Guerriers en paix. Par Pierre Journoud (2/3)

Les prisonniers de guerre — POW’s — américains au service du rapprochement entre les États-Unis et le Vietnam (1973-2001). Les chemins sont passés par la reconstruction de vie quotidienne des anciens prisonniers, entre le traumatisme de la captivité, de la torture, et par la justification de la guerre qu’ils ont menée.

Pour comprendre leurs motivations et les modalités de leur conversion, peut-être faut-il revenir sur le chemin brillamment ouvert par l’historien Antoine Prost à propos de cette « pédagogie de paix » que les anciens combattants de la première guerre mondiale avaient promue d’une façon si particulière, après 1918 en France, à travers un tissu associatif d’une très grande densité, majoritairement pacifiste et briandiste, patriotique mais humaniste.

La reconstruction des identités : une double réconciliation

L’honneur rendu aux morts visait avant tout à discréditer la guerre[1]. Sa réflexion ouvre des perspectives très stimulantes sur le rapport des prisonniers de guerre à la paix, en particulier, à leur contribution au rapprochement entre anciens ennemis après leur libération, à ce passage d’une « culture de guerre » à une « culture de paix ».

Sans doute, les spécificités de l’expérience de la captivité, marquée à la fois par la proximité avec l’adversaire et l’éloignement des combats, peuvent-elles nourrir chez le prisonnier un regard différent sur un ennemi déshumanisé par la propagande, et accélérer la conversion mentale au rapprochement.

Pendant la Première Guerre mondiale, l’évolution intellectuelle de Jacques Rivière, fait prisonnier dès le 24 août 1914, libéré en 1917 et démobilisé en 1918, est éloquente. Une première étape le conduit, dans un ouvrage publié en 1918, à exorciser sa « haine des Boches », à qui il reproche alors moins leurs actes que leur « manque d’être »[2]. Il fait aussi partager au lecteur ce malaise profond et commun à bien des anciens prisonniers auquel le retour à la liberté fait perdre, paradoxalement, jusqu’au goût de la vie, dans un tourbillon de désillusions.

Mais, dans une deuxième étape correspondant aux années 1920-25, Jacques Rivière, au terme d’une véritable réconciliation avec lui-même, va se muer en champion du rapprochement franco-allemand. Dès 1924, anticipant l’un des principaux fondements de la future construction européenne, il exhorte les deux adversaires à organiser « l’unité industrielle » du bassin rhénan et à « réguler harmonieusement » leurs échanges pour faire naître « l’oubli »[3]… Peu, sans doute, sont capables d’une telle reconstruction identitaire : l’évanouissement progressif des stéréotypes déshumanisants sur l’adversaire, au profit d’une perception apaisée et constructive d’un acteur à part entière des relations internationales, permet précisément de le concevoir comme un partenaire susceptible d’être engagé dans une relation confiante et une coopération productive.

La démobilisation culturelle

Aux États-Unis, cette rupture avec le système de représentations qui domine les esprits après une guerre et freine la « démobilisation culturelle » des acteurs de la guerre et des populations, a été encouragée par un nombre infime d’anciens prisonniers de guerre. Mais leur charisme personnel et les positions influentes qu’ils ont pu occuper après leur libération ont décuplé la portée de leur message.

Face aux bombardements qui frappaient indistinctement civils et militaires au Nord et au Sud-Vietnam, les prisonniers étaient devenus l’une des cibles privilégiées de la propagande du régime nord-vietnamien destinée à briser la volonté de leur adversaire. Le statut de prisonnier leur avait été d’emblée refusé. Considérés comme criminels ayant bombardé des civils dans le cadre d’une guerre non déclarée, privés de ce fait du bénéfice de la convention de Genève et exhortés à dénoncer leur gouvernement et à implorer le « pardon du peuple »[4], ils furent à plusieurs reprises menacés d’être jugés, selon la jurisprudence du Tribunal de Nuremberg, pour crimes de guerre et crimes contre l’Humanité.

Certes, les pressions internationales (et notamment françaises) favorisèrent un assouplissement de la position nord-vietnamienne sur ce point : l’humiliante parade publique d’une cinquantaine de prisonniers conspués par la foule dans les rues de Hanoi, le 6 juillet 1966, n’a pas été renouvelée, et l’idée d’un tribunal a finalement été abandonnée. En revanche, les pressions physiques et psychologiques à l’intérieur des camps, même s’il faut en nuancer le degré selon les camps et les individus considérés, se sont accentuées, au moins jusqu’en 1969. Et la multiplication des confessions forcées des prisonniers prenant position contre l’engagement militaire de leur pays au Vietnam, aussitôt relayées dans les médias vietnamiens, ont ajouté à la souffrance physique engendrée par les privations et les brutalités.

Cette épreuve psychique fut d’autant plus lourde à assumer pour ces prisonniers que chacun d’eux, nourri de l’héroïsme et du messianisme de la culture militaire américaine, devait connaître le code de conduite des prisonniers de guerre, dont l’article 5 leur prescrivait de ne faire aucune déclaration écrite ou orale contraire à la loyauté due à leur pays et à ses alliés ni à la cause que ceux-ci défendaient.

On mesure mieux la force morale qui fut nécessaire à ces prisonniers privés à la fois de l’expérience des combats — mais pas d’une victoire, comme les prisonniers de la seconde guerre mondiale — et du réconfort de leurs familles, pour surmonter le rejet de soi et un ressentiment d’autant plus facilement cristallisé vis-à-vis de l’ancien adversaire, à travers la figure du geôlier tortionnaire, qu’il était la cause d’une humiliante défaite.

Si elle a entretenu et aggravé la haine des communistes vietnamiens et le rejet du Vietnam au sein d’une majorité solidaire, la captivité, a pourtant favorisé chez une minorité le passage d’une représentation exclusivement négative à une image positive, non seulement de soi-même mais aussi de l’adversaire. Cette double réconciliation ne s’est évidemment pas opérée en même temps selon les individus concernés, ni selon les mêmes modalités et avec la même profondeur. Mais, parmi les anciens prisonniers qui ont accédé à d’importantes responsabilités politiques, diplomatiques ou militaires, quelques-uns, peu nombreux, se sont impliqués activement en faveur du rapprochement américano-vietnamien.

Prisonnier de guerre © McInnis POW
Prisonnier de guerre © McInnis POW
Trois exemples du processus de rapprochement

Le vice-amiral James Stockdale fait partie d’une première catégorie majoritaire d’anciens prisonniers que l’expérience de la captivité a renforcés dans leur détermination à servir leur pays à de hautes responsabilités, sans pour autant chercher à les exercer au profit des relations américano-vietnamiennes[5].

Commandant de la Navy, il fut prisonnier de guerre au Nord-Vietnam, entre septembre 1965 et février 1973, président du Naval War College, décoré en 1976 de la Médaille d’Honneur pour son comportement jugé héroïque en captivité, et candidat à la vice-présidence, en 1992, aux côtés de Ross Perot.

Stockdale avait été plusieurs fois torturé, après avoir résisté à ses geôliers, et finalement transféré en octobre 1967, comme une dizaine autres prisonniers particulièrement récalcitrants – l’Alcatraz Gang – pour lesquels il devint un modèle, dans de minuscules cellules solitaires situées au pied du ministère nord-vietnamien de la Défense, à quelques encablures de la prison de Hoa Lo, le célèbre Hanoi Hilton[6]. Il refusa toute coopération avec ses geôliers, allant jusqu’à s’automutiler le visage pour éviter d’avoir à défiler dans les rues de Hanoi, avant de tenter de se suicider, en 1969, pour ne pas avoir à faire une confession forcée devant les caméras de télévision[7].

Malgré la brutalité de sa captivité et les séquelles conservées des blessures entraînées par son éjection de l’avion, Stockdale mit un point d’honneur à ne rien révéler, en particulier le secret d’état dont il avait été le témoin privilégié, le 4 août 1964 : en survolant ce jour-là le golfe du Tonkin à la tête de son escadrille, il avait pu constater de lui-même l’absence de tout bâtiment vietnamien, contrairement à la thèse officielle de l’administration Johnson qui transforma une hypothétique deuxième attaque vietnamienne sur le destroyer américain Maddox en prétexte pour déclencher, dès le 5 août, les premiers bombardements sur le territoire nord-vietnamien, dont furent chargé Stockdale et ses camarades pilotes… Ce n’est qu’une dizaine d’années après sa libération que l’ancien prisonnier livra cette confession[8].

Pendant la captivité de son mari, Sybil Bailey Stockdale avait créé, en octobre 1967, après deux ans de vaines démarches auprès du Pentagone, la League of Wives of American Prisoners of War. En juin 1969, elle fut élue présidente du board of directors de la National League of Families of American Prisoners and Missing in Southeast Asia (NLOF), appelée à un rôle croissant auprès de l’administration. Un entretien sans lendemain avec les représentants nord-vietnamiens à Paris, en octobre 1969, la convainquit de poursuivre ses pressions à Washington. Le lobbying de ces associations fut en partie à l’origine de l’attention politique et médiatique dont les prisonniers furent l’objet de la part du Président Nixon et de son administration[9].

Comme bien d’autres prisonniers après leur libération, Stockdale a focalisé la plupart de ses écrits et de ses nombreuses conférences sur les leçons humaines de la captivité – leçons de détermination à vivre, leçons de solidarité entre prisonniers. Il a profité de l’ouverture croissante du pays au tourisme et aux investissements, mais sans y contribuer lui-même par son action, pour se rendre au Vietnam et au Cambodge à l’été 1993, vingt ans après sa libération. Un simple voyage touristique, sans portée politique[10]. Il avait cependant réussi à franchir le fossé de ressentiment qui empêchait encore nombre de ses camarades de se rendre dans le pays resté communiste de leurs anciens geôliers.

Quelques années plus tard, il reconnut le « terrible gaspillage » de la guerre du Vietnam, « pas seulement les 59 000 morts américains commémorés au Mémorial du Vietnam [Washington D.C.], les nombreux blessés de cette longue guerre, et les disparus, mais aussi l’incroyable nombre de Vietnamiens morts et disparus — plus de 300 000 — et l’ampleur des destructions dans ce pays, au Nord comme au Sud[11] ». C’était une première étape – l’acceptation des souffrances de l’adversaire – sur le long chemin de la réconciliation.

Pete Peterson est sans doute celui qui, parmi ces rares warriors at peace[12] engagés dans un rapprochement sincère avec l’ancien adversaire, a été le plus loin. Pilote fait prisonnier entre 1966 et 1973[13], lui aussi victime de sérieuses blessures à son éjection de l’avions, puis de tortures, il résuma plus tard sa captivité par ces mots : « des heures et des heures d’ennui, entrecoupées de quelques moments d’extrême terreur ». Il est pourtant devenu l’une des personnalités les plus actives dans le rapprochement politique avec le Vietnam et peut-être le seul, parmi ses anciens camarades de captivité, à s’être engagé dans cette réconciliation authentique qui suppose, au-delà d’une reconnaissance des souffrances de l’ancien adversaire, de se consacrer à leur apaisement.

« Il y a eu une période, après 1973, où j’ai détesté le Vietnam, m’a-t-il révélé. Tout ce qui pouvait me le rappeler, je le fuyais. Progressivement, j’ai réalisé que si je ne me réconciliais pas avec mon passé, je resterais prisonnier toute ma vie. Je ne voulais pas être un prisonnier professionnel [a career POW]. Je me suis alors lancé dans une voie qui impliquait la réconciliation plutôt que la récrimination. Très étrangement, quand les gens sont confrontés à un problème particulièrement difficile à un moment donné, ils se rendent compte plus tard qu’ils ne connaissaient presque rien de ce problème. J’ai donc pris la décision d’apprendre tout ce que je pouvais sur le Vietnam. J’ai découvert que les Vietnamiens voulaient ce que souhaite le reste du monde : la paix et la prospérité. Et je me suis naturellement engagé au service de la paix et de la prospérité du peuple vietnamien, que j’estimais vital pour les États-Unis comme pour la stabilité du reste de l’Asie […] »

Cette prise de conscience qui l’a aidé à surmonter le traumatisme de la captivité s’est produite lors de son deuxième séjour au Vietnam, au début des années 1990. Entre temps, il avait quitté l’armée, affronté le deuil de son fil, disparu dans un accident de voiture — le jour même où les médecins diagnostiquaient à son épouse un cancer du sein qui lui serait fatal, en 1995, et commencé une nouvelle carrière universitaire à l’Université d’état de Floride, parallèlement à divers postes dans le privé.

En 1991, à peine élu sur un siège démocrate à la Chambre des représentants, il refusa de donner sa voix pour autoriser le Président George H. W. Bush à utiliser la force contre l’Irak. Il se justifia en déclarant qu’il s’était promis, en captivité, de tout faire pour que des soldats américains ne fussent plus envoyés à la guerre sans le soutien total du peuple américain[15]

Il entreprit ensuite son premier retour initiatique au Vietnam, en 1991, mais en occultant son expérience de prisonnier. Lors d’un deuxième voyage, peu après, il réalisa qu’il avait accepté ce passé traumatique, qu’il se sentait bien, et que les Vietnamiens lui paraissaient avoir fait le même chemin. Devait-il aller plus loin, en travaillant à réconcilier les différends entre les États-Unis et le Vietnam ? La réponse s’est imposée à lui dans les rues de Hanoi, face au spectacle de cette population si jeune, si accueillante et si dynamique, après que le secrétaire général du PCV Do Muoi lui eut confessé que lui aussi avait été prisonnier et torturé à Hoa Lo, mais par les Français, comme pour lui rappeler que sa douloureuse expérience de captivité, bien des Vietnamiens de l’autre camp l’avaient partagée avant et en même temps que lui[16]

Pete Peterson s’est alors senti le devoir d’aider cette multitude de jeunes qui n’avaient pas connu la guerre à concrétiser un avenir meilleur. Il a compris qu’il ne pourrait rien bâtir de constructif sur la haine et qu’au contraire, son expérience de la guerre et son statut d’ancien prisonnier, avec son lot d’épreuves et de souffrances partagées, le prédisposaient à ouvrir des portes que beaucoup d’autres ne pouvaient ouvrir, ni même se représenter.

Un peu plus de vingt ans après le départ précipité de l’ambassadeur Graham Martin de Saigon le 30 avril 1975, Bill Clinton lui offrit la possibilité de concrétiser son dessein, en lui proposant d’être le candidat au poste de premier ambassadeur des États-Unis dans le Vietnam réunifié.

Peterson, certes, avait mis la haine au placard, définitivement. Mesurant l’écart qui séparait une visite touristique de la responsabilité d’une mission diplomatique de plusieurs années au Vietnam, il fut pourtant tenté de refuser, s’inquiétant de l’accueil que pourraient réserver les Vietnamiens à un homme qui avait effectué 66 raids de bombardements pendant la guerre et probablement tué des civils, mais aussi de la réaction de ses compatriotes enclins à penser qu’il était encore habité par la rancune. Clinton insista, relayé notamment par Bill Richardson, alors ambassadeur aux Nations unies. Pete Peterson accepta finalement.

Quelques mois après sa prise de fonction, en mai 1997, il épousait à Hanoi une femme australienne née au Vietnam et qui y était revenue pour son travail. Malgré certaines appréhensions, il se rendit pour la première fois sur les lieux de sa captivité, dans le village d’An Doai situé à quelques dizaines de km de Hanoi. L’accueil chaleureux que lui réservèrent les habitants du village, dès sa sortie de voiture, offrit le puissant symbole de réconciliation qui manquait encore aux deux pays[17].

Après que Bill Clinton eut cédé le pouvoir à George Bush Jr., en janvier 2001, Pete Peterson quitta son poste en juillet pour fonder The Alliance for Safe Children, une association non gouvernementale consacrée à l’aide aux enfants victimes de maladies et de décès évitables – dus, par exemple, aux noyades, à l’exposition à des polluants ou à une toxicodépendance – qui a développé des programmes de prévention en Asie, plus particulièrement dans les régions centrales du Vietnam ayant beaucoup souffert de la guerre[18]

Entre temps, un autre ancien prisonnier, le plus célèbre d’entre eux, avait pesé de tout son poids en faveur de la normalisation avec l’ancien adversaire : John Sidney McCain, III.

Sa captivité, il l’avait été vécue comme une longue descente aux enfers : fils de l’amiral commandant en chef du Pacifique (CHINPAC, entre 1968 et 1972), il fut lui aussi sérieusement blessé lors de l’éjection de son avion touché par un missile sol-air, le 26 octobre 1967 au-dessus de Hanoi, battu par une foule en colère jusqu’à ce qu’une femme intervienne et lui applique les premiers soins, avant de le faire transférer dans la prison centrale de Hanoi que ses hôtes allaient affubler du sobriquet de Hanoi Hilton. Il ne fut soigné de ses multiples fractures – et sauvé d’une mort probable – que plusieurs jours après, lorsque ses geôliers apprirent qui était son père.

Le reporter français François Chalais, venu le filmer et l’interviewer à l’hôpital, put ainsi transmettre à ses parents des nouvelles rassurantes de leur fils. En juin 1968, fidèle au code de conduite et conscient que son accord aurait été instrumentalisé contre son gouvernement et l’aurait déshonoré, il refusa la proposition que lui firent ses geôliers de le libérer, ce qui lui valut le plus grand respect de ses compagnons d’infortune, et plus tard de ses compatriotes. Mais, à l’automne 1968, de nouvelles séances de tortures le conduisirent au bord du suicide – qu’il tenta moins avec l’intention de se donner la mort que de prouver à ses geôliers qu’il avait encore le pouvoir du dernier mot – avant de signer une confession dans laquelle il reconnaissait être un criminel de guerre. Un acte qu’il ne s’est jamais pardonné. Il fut libéré le 14 mars 1973, à 36 ans, et décoré des plus prestigieuses décorations[19]

L’exception McCain

Et pourtant, comme Peterson, McCain sentit le besoin d’exorciser ce passé douloureux en apaisant sa soif de connaissance sur le pays où il avait fait la guerre et souffert l’épreuve de la captivité, sans rien connaître ou presque de son histoire et de ses habitants.

Affecté au National War College, en 1973-74, il se mit à dévorer les ouvrages d’histoire sur les guerres qui s’y étaient déroulées. Il lui fallait comprendre les origines de la tragédie américano-vietnamienne. Il découvrit, entre autres, ceux de Bernard Fall, l’un des rares experts français des guerres d’Indochine connus aux États-Unis à l’époque de la guerre – et pour cause, il avait enseigné à la John Hopkins University et publié la majorité de ses travaux en anglais, jusqu’à sa mort prématurée au Sud-Vietnam, en 1967[20].

Il se plongea aussi dans les volumineux Papiers du Pentagone pour mieux comprendre le processus de décision qui avait conduit les États-Unis à une telle défaite. Contrairement à l’un des auteurs de cette étude et principaux responsables de sa fuite dans la presse américaine, Daniel Ellsberg, McCain ne remettait pas en cause la légitimité de l’engagement militaire des États-Unis au Vietnam : « La liberté qu’ils exerçaient était celle pour laquelle je me battais », confia-t-il plus tard à propos du mouvement d’opposition à la guerre. Mais, il était en passe de se « réinventer », sortant notamment de l’ombre de son père qu’il n’excluait pas des responsabilités collectives dans l’échec militaire final, en affirmant qu’il aurait préféré le voir démissionner faute d’avoir obtenu l’autorisation – donnée plus tard par Nixon – de frapper l’adversaire beaucoup plus vite et plus fort[21].

En 1984, neuf ans après sa libération, trois ans après sa démission de la Navy et deux ans après son élection comme représentant de l’état de l’Arizona, il effectuait son premier voyage au Vietnam – tout premier d’une longue série. Il dut vaincre une véritable guérilla administrative pour obtenir son visa et surmonter les reproches parfois virulents des militants les plus radicaux de ce puissant lobby des POW-MIA, instrumentalisé par le Président Reagan dans le cadre de la « nouvelle guerre froide ».

Au début des années 1980, plus de 65% de la population étaient convaincus que des prisonniers de guerre américains étaient toujours détenus dans cette région[22]. Des plans de missions secrètes de sauvetage impliquant les forces spéciales puis la CIA furent même élaborés, puis concrétisés, sans autre succès que de nourrir les faux-espoirs des familles américaines concernées et de remplir les salles de cinéma où étaient alors projetés Rambo ou Missing in Action[23]

McCain dut ressentir alors ce double exil de l’ancien prisonnier tenté par le rapprochement avec l’ancien adversaire : rejeté par beaucoup de ses concitoyens et pas encore accepté par ses anciens adversaires[24]. À contre-courant du sentiment alors dominant, il écrivait en 1985 : « Il est toujours facile de regarder le passé avec le bénéfice de l’Histoire. Vu la façon dont la guerre s’est terminée, il est clair que nous n’aurions jamais dû y être impliqués. En même temps, je peux comprendre l’atmosphère et le processus de décision de l’époque qui nous ont entraînés dans ce cauchemar. Nous étions tellement convaincus de notre omnipotence que nous avons tenté de choisir les dirigeants du Sud-Vietnam à leur place. Quand cela se produit, on ne peut pas attendre du peuple qu’il ait confiance dans son gouvernement […] »[25]

Ainsi réconcilié avec lui-même et débarrassé des préjugés qui encombraient encore le jugement de nombre de ses concitoyens sur l’engagement des États-Unis au Vietnam, aussi bien civils que vétérans et anciens camarades de captivité, il allait faire en sorte de ne pas laisser la mémoire négative de cette guerre encombrer le reste de sa vie et profiter de sa notoriété croissante pour jouer un rôle moteur dans le rapprochement entre les anciens adversaires[26]. (A suivre…)

 

Par Pierre Journoud

Bio : Pierre Journoud est historien. Docteur de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne (2007), habilité à diriger des recherches (2014), Pierre Journoud est, depuis septembre 2015, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry Montpellier (UPVM), membre cofondateur du GIS « ESPRIT » (études en Stratégie, Politiques et Relations InTernationales), dont il codirige avec le prof. Antoine Coppolani la collection « Stratégie, Politiques et relations internationales » aux Presses universitaires de la Méditerranée (PULM), et membre du laboratoire CRISES (Centre de Recherches Interdisciplinaires en Sciences Humaines et Sociales de Montpellier). Il fut, de 2010 à 2015, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) et chargé d’enseignement à Paris I, au sein du Magistère de relations internationales et action à l’étranger (MRIAE).

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** L’article original a été revu et mis en forme par Vo Trung Dung **

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Notes de lecture :

[1] Antoine Prost, Les Anciens Combattants 1914-1940, Paris, Gallimard-Julliard, coll. « Archives », 1977.

[2] Jacques Rivière, L’Allemand, souvenirs et réflexions d’un prisonnier de guerre, Paris, Gallimard, 1918 (réédité en 1924).

[3] Yaël Dagan, « La “démobilisation” de Jacques Rivière, 1917-1925 », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, n°31, 2003 (http://ccrh.revues.org/index306.html).

[4] John G. Hubbell, P.O.W. A Definitive History of the American Prisoner-of-War Experience in Vietnam, 1964-1973, Crowell, Reader’s Digest Press, 1976 (1re ed.), p. 54 ; Robert C. Doyle, The Enemy in Our Hands: America’s Treatment of Enemy Prisoners of War from the Revolution to the War on Terror, Lexington, KY, University Press of Kentucky, 2010, chapitre 13.

[5] La seule prison « Hanoi Hilton » a « produit des amiraux, des généraux, quatre membres du Congrès, le premier ambassadeur des États-Unis au Vietnam après la guerre, un candidat à la présidence, un candidat à la vice-présidence, plusieurs législateurs d’état et élus dans leurs états, et bon nombre d’enseignants, d’auteurs et d’artistes » (USA Today, 3 mars 2003).

[6] James B. et Sybil Stockdale, In love and war: the story of a family’s ordeal and sacrifice during the Vietnam years, New York, Harper & Row, 1984 (1re ed.).

[7] Marc Yablonka, « Vice Admiral James Bond Stockdale: Vietnam War Hero and Indomitable Spirit at the Hanoi Hilton », Vietnam Magazine, août 2006 (http://www.historynet.com/vice-admiral-james-bond-stockdale-vietnam-war-hero-and-indomitable-spirit-at-the-hanoi-hilton.htm#sthash.PjvHJDQz.dpuf).

[8] James B. et Sybil Stockdale, op. cit., chap. 10 ; Sur les incidents du Golfe du Tonkin : Edwin E. Moise, The Tonkin Gulf and the Escalation of the Vietnam War, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1996 ; John Prados (ed.), The White House Tapes, New York, The New Press, 2003. Et pour le témoignage de l’amiral lui-même : amiral James Stockdale, « Another Gulf, Other Blips on a Screen », The Washington Post, 7 août 1988.

[9] Glenn M. Robins, « Stockdale, Sybil Bailey », in S. Tucker (ed.), The Encyclopedia of the Vietnam War, op. cit., p. 1067-1068.

[10] Los Angeles Time, 8 juillet 1993.

[11] Voir la postface que James Stockdale a signée, en 1998, dans le livre de Stuart Rochester et Frederick Kiley (op. cit., p. 595).

[12] Los Angeles Time, 11 septembre 1997.

[13] Son avion fut touché par un missile sol-air le 10 septembre 1966 près de Hanoi.

[14] Entretien de l’auteur avec Pete Peterson, ambassadeur des États-Unis au Vietnam, Hanoi, 13 avril 2001.

[15] Spencer C. Tucker, « Peterson, Douglas Brian », in S. Tucker (ed.), op. cit., p. 895.

[16] « A Former POW Tours Vietnam as an Envoy of Reconciliation », Los Angeles Time, 21 décembre 1998 ; Carolyn Webb, « POW’s journey to Australia, via love in Vietnam », theage.com, 17 septembre 2009 (http://www.theage.com.au/national/pows-journey-to-australia-via-love-in-vietnam-20090916-frp6.html#ixzz1dii4dZ2S) ; « Pete Peterson: The ex-POW teaching Vietnam to swim », BBC World Service, 22 mars 2013 (http://www.bbc.co.uk/news/magazine-21770163).

[17] Ibid. ; « Warrior at Peace », Los Angeles Times, 11 septembre 1997.

[19] John McCain a consacré près de la moitié d’un ouvrage de témoignage à son expérience vietnamienne : John McCain, avec Mark Salter, Faith of My Fathers, New York, Random House, 1999, p. 182-349. Voir aussi Paul Alexander, Man of the People: The Life of John McCain, Hoboken, NJ, John Wiley & Sons, 2003, p. 37 et suiv. Dans un documentaire à charge contre McCain, mais peu convaincant, diffusé sur France 2 le 19 octobre 2008 (http://www.dailymotion.com/video/x7aqap_john-rambo-mccain-la-grande-illusio_news), des témoins vietnamiens interrogés par le réalisateur Daniel Roussel – dont Tran Trong Duyet, l’ancien directeur de la prison Hoa Lo – ont nié le recours à la torture et souligné que McCain avait, au contraire, bénéficié d’un traitement de faveur du fait de la position de son père.

[20] Sur l’influence de Bernard Fall aux états-unis : Christopher Goscha, « Sorry about that… Bernard Fall, the Vietnam War and the Impact of a French Intellectual in the U.S. », in Christopher Goscha et Maurice Vaïsse (dir.), La guerre du Vietnam et l’Europe (1963-1973), Bruxelles, Bruylant, 2003, p. 363-382 ; Pierre Jounoud, « Les relations franco-américaine à l’épreuve du Vietnam, 1954-1975. De la défiance dans la guerre à la coopération pour la paix », thèse de doctorat d’histoire, Université Paris I, 2007, chapitre 13.

[21] Robert Timberg, John McCain. An American Odyssey, New York, Simon & Schustern, 1999 (1re ed. 1995.), p. 114 et suiv. ; Matt Welch, McCain. The Myth of a Maverick, New York, Palgrave MacMillan, 2007, p. 121 et suiv.

[22] The Nation, 17 octobre 1995.

[23] Travis Masters, “Prisoners of War. The Search for Answers”, The Upsilonian, Vol. X, été 1998, (https://inside.ucumberlands.edu/downloads/academics/history/vol10/TravisMasters98.html).

[24] Sur cette double altérité du prisonnier, dominé et dégradé dans la nation de sa captivité, absent plusieurs années de sa nation d’origine, et même parfois suspect aux yeux de ses compatriotes : Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Pascal Payen (dir.), Les prisonniers de guerre dans l’histoire. Contacts entre peuples et cultures, Toulouse, Privat, 2003.

[25] John McCain, « What are the lessons of Vietnam? », Los Angeles Times, 28 avril 1985, cité dans David L. Anderson, The Columbia Guide to the Vietnam War, New York, Columbia University Press, 2002, p. 282-282.

[26] John McCain, Faith to my fathers, op. cit., p. 346.

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