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Prisonnier de guerre US Vietnam. Crédit © American War Memorial

Essai : Les Guerriers en paix. Par Pierre Journoud – Part I

Les prisonniers de guerre — POW’s — américains au service du rapprochement entre les États-Unis et le Vietnam (1973-2001)

L’aire asiatique n’a pas échappé au renouveau historiographique que suscite depuis quelques années l’étude des prisonniers de guerre, longtemps focalisée sur les deux guerres mondiales en Europe. On dispose désormais de nombreux travaux à leur sujet pour les guerres en Asie-Pacifique (1937-1945), en Corée (1950-1953) et dans la péninsule indochinoise (1945-1975).

L’historiographie a cependant laissé dans l’ombre de nombreux autres conflits asiatiques. À de rares exceptions près, l’approche est encore très « occidentalo-centrée », et particulièrement déséquilibrée au profit des prisonniers américains, qui font l’objet d’une volumineuse production.

Ainsi, pour se limiter au cas indochinois, peut-on déplorer l’absence de travaux historiques sur le sort des prisonniers vietnamiens, cambodgiens et laotiens détenus par les Français, puis par les Américains et leurs alliés vietnamiens, pendant les guerres d’Indochine. La captivité dans cette région du monde mériterait également d’être étudiée sur la longue durée, pour mieux comprendre l’évolution du traitement réservé aux prisonniers de guerres.

La « médiation » peut, à l’évidence, être envisagée de plusieurs façons. La captivité elle-même est une forme de médiation, contrainte mais éminemment symbolique, entre des états apparemment antinomiques : la guerre et la paix, la vie et la mort, la haine et la compassion, la lâcheté et la dignité. Entre ces pôles, bien sûr, s’intercalent d’infinies nuances selon les individus qui l’ont subie, selon leur vécu et leur tempérament.

Le regard porté sur le geôlier pendant et après la captivité, et au-delà sur l’adversaire en général, peut se révéler très différent d’un individu à l’autre : derrière la façade souvent monolithique de témoignages globalement portés à la victimisation et à la dévalorisation du geôlier pour servir des causes personnelles et/ou politiques, certains parviennent à humaniser l’adversaire qu’ils ont combattu et dont ils sont encore — ou ont été les — captifs, au point d’en comprendre les motivations, d’en admettre les souffrances, voire d’en valoriser le courage.

Ces sentiments, qui ne peuvent se confondre avec les manifestations psychotiques du syndrome de Stockholm, résultent d’une prise de conscience généralement progressive, favorisée par l’introspection, l’observation et la distanciation[1].

Les prisonniers eux-mêmes font aussi l’objet de médiations de la part de tiers — individus, gouvernements, organisations non gouvernementales ou internationales — en faveur de leur libération ou, à défaut, d’une amélioration de leur sort et du respect des conventions de Genève. Enfin, et c’est cette dernière caractéristique qui est approfondie dans ces lignes, le prisonnier, une fois libéré peut se trouver lui-même en position d’agir comme médiateur entre les pays qui se sont fait la guerre pendant laquelle il a connu la captivité.

Si l’on s’en tient à la guerre américano-vietnamienne, on ne peut qu’être interpellé par le rôle constant et déterminant joué par une infime poignée d’anciens prisonniers de guerre américains dans le rapprochement entre les États-Unis et le Vietnam, au cours des années 1990 et 2000, tant le puissant lobby des prisonniers de guerre (POW) et présumés disparus (MIA) s’est acharné, aux États-Unis, à le rendre impossible.

Prisonnier de guerre POW MIA
Prisonnier de guerre POW MIA
Les « POW » américains : prisonniers de guerre… et du ressentiment

Moins de 800 Américains, civils et militaires, ont été fait prisonniers, la plupart dans l’une des onze prisons qui se trouvaient au Nord-Vietnam, dont cinq à Hanoi. Parmi eux, environ 500 provenaient de l’U.S. Air Force et de la Navy, en très grande majorité des officiers pilotes dont les appareils avaient été touchés lors de missions de bombardements en territoire nord-vietnamien, par les missiles sol-air de la DCA de l’Armée populaire du Vietnam (APV), entre août 1964 et mars 1973.

C’est dire la modestie des effectifs — 130 201 prisonniers pendant la seconde guerre mondiale et 7 140 en Corée — et l’homogénéité du groupe. Seule une trentaine d’entre eux réussirent à échapper à l’adversaire, au Sud-Vietnam et au Laos. À peine une centaine de prisonniers, considérés comme les plus fragiles, furent relâchés pendant la guerre, à l’occasion du passage de « délégations de paix ». Pour tous les autres, la libération, soigneusement orchestrée par la Maison Blanche et le Pentagone à travers l’opération Homecoming, ne survint qu’en février-mars 1973.

En application de l’accord de Paris signé le 27 janvier 1973, 591 prisonniers américains furent ainsi libérés, dont 565 militaires et 26 civils, ainsi que six étrangers : deux Canadiens, deux Sud-Coréens et deux Philippins. Un peu plus d’une centaine sortait des camps de prisonniers du Sud-Vietnam, où le taux de mortalité atteignit 20 %, contre 5 % parmi les prisonniers détenus au Nord. Au moment de la signature de l’accord de Paris, plus de 2 500 soldats américains étaient encore recensés comme portés disparus, pour la plupart présumés tués en opération mais non identifiés — une proportion d’ailleurs très faible par rapport aux guerres précédentes, sans comparaison avec le poids politico-médiatique qu’ils allaient acquérir ultérieurement[2].

Contrairement à la première guerre d’Indochine, où les autorités politiques et militaires françaises ont délibérément fait profil bas[3], les prisonniers de guerre américains sont en effet devenus un enjeu majeur du processus de paix sous l’administration Nixon.

Pour convaincre leur adversaire de la nécessité d’améliorer les conditions de détention des prisonniers américains et accélérer leur libération, le gouvernement des États-Unis n’a pas hésité à recourir à des procédés contradictoires : les opérations-commando surprises — dont un raid sur Son Tay à une quarantaine de km à l’ouest de Hanoi, le 15 novembre 1970, soldé par un échec final en dépit de la qualité de son exécution tactique[4],— la diplomatie coercitive, et les sollicitations discrètes de gouvernements tiers, parmi lesquels on peut être surpris de voir figurer la diplomatie française, par ailleurs farouchement opposée à l’américanisation et à l’escalade du conflit[5].

L’administration Nixon a fait de leur libération la condition sine qua non d’un accord de paix — finalement signé à Paris le 27 janvier 1973 — contre la promesse d’une aide financière substantielle à la reconstruction, à laquelle Washington renonça unilatéralement en décembre 1974, donc bien avant la victoire militaire nord-vietnamienne et la chute du régime sud-vietnamien invoquées plus tard pour justifier l’absence de toute aide financière et humanitaire[6]

Le retour des prisonniers de guerre américains du Vietnam avait été préparé avec soin : eux seuls eurent la chance, parmi les vétérans, d’être choyés par le gouvernement et accueillis aux États-Unis en « héros » d’une guerre perdue et terriblement frustrante, à l’origine de divisions profondes et durables au sein de la société américaine : accueil solennel réservé par le président Nixon lui-même[7], « Unes » des grands quotidiens, innombrables discours et soirées festives en leur honneur, semblaient exprimer une véritable catharsis de l’humiliation collective de la défaite.

L’amnistie fut proposée – et acceptée à de rares exceptions près – à tous ceux qui avaient délibérément coopéré avec l’ennemi, en échange d’un engagement à respecter dorénavant le code de conduite des prisonniers de guerre édicté par l’armée américaine, en 1955, à la suite de la guerre de Corée. Aussitôt commença à s’écrire le récit de la captivité : reflets d’une hypermnésie nationale, plus d’une cinquantaine de témoignages, individuels ou collectifs, allaient être publiés en une vingtaine d’années[8].

Bien qu’ils se fussent réadaptés normalement à leur nouvelle vie, sans connaître les syndromes post-traumatiques ressentis par la majorité des anciens combattants[9], la plupart des prisonniers américains de la guerre du Vietnam ont été les vecteurs d’une mémoire traumatique qui a cristallisé les ressentiments à l’égard de leurs geôliers et de la République socialiste du Vietnam. Beaucoup sont venus renforcer les rangs des associations d’anciens combattants et de familles d’anciens prisonniers farouchement anticommunistes, qui militaient pour réhabiliter la légitimité de la guerre du Vietnam.

Ces associations ont constitué le noyau dur du lobby des POW-MIA, convaincu comme une majorité de la population et malgré les assurances officielles, que plusieurs centaines d’autres prisonniers n’avaient pas été libérés par les gouvernements vietnamien et laotien[10]. Principal frein à une normalisation avec Hanoi, ces associations ont trouvé un allié de marque en la personne du président Ronald Reagan, trop heureux de cette opportunité de réhabiliter l’engagement militaire des États-Unis en Asie du Sud-Est (ASE) dans le contexte d’une recrudescence des tensions avec l’adversaire soviétique[11]. Plusieurs plans de missions de sauvetage secrètes impliquant les forces spéciales, puis la CIA, ont été élaborés, et parfois même concrétisés[12], sans autre succès que de remplir les salles de cinéma où étaient projetés les films hollywoodiens tels que Rambo ou Missing in Action[13]

C’est dans ce contexte peu favorable à des mesures d’apaisement qu’une poignée d’anciens prisonniers de guerre a commencé à se dresser contre l’influent lobby des POW-MIA pour tenter de convaincre de la nécessité et de l’intérêt d’un rapprochement avec l’ancien adversaire… (A suivre…)

Par Pierre Journoud

Bio : Pierre Journoud est historien. Docteur de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne (2007), habilité à diriger des recherches (2014), Pierre Journoud est, depuis septembre 2015, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry Montpellier (UPVM), membre cofondateur du GIS « ESPRIT » (études en Stratégie, Politiques et Relations InTernationales), dont il codirige avec le prof. Antoine Coppolani la collection « Stratégie, Politiques et relations internationales » aux Presses universitaires de la Méditerranée (PULM), et membre du laboratoire CRISES (Centre de Recherches Interdisciplinaires en Sciences Humaines et Sociales de Montpellier). Il fut, de 2010 à 2015, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) et chargé d’enseignement à Paris I, au sein du Magistère de relations internationales et action à l’étranger (MRIAE).

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** L’article original a été revu et mis en forme par Vo Trung Dung **

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Notes de lecture :

[1] On trouvera de tels témoignages parmi ceux des anciens soldats français faits prisonniers à l’issue de la bataille de Dien Bien Phu : Pierre Journoud (avec Hugues Tertrais), Paroles de Dien Bien Phu. Les survivants témoignent, Paris Tallandier, 2012 (2e d.), chapitre 5.

[2] Ces statistiques sont puisées dans Joe P. Dunn, « Prisoners of War, Allies », in Spencer Tucker (ed.), The Encyclopedia of the Vietnam War. A political, social and military history, ABC Clio, Santa Barbara, Calif., 2011 (2e ed.), vol. II, p. 930-931 ; Glenn Robins, « The American POW experience », in Adrew Wiest, Mary Kathryn Barbier et Glenn Robins (ed.), America and the Vietnam War. Re-examining the Culture and the History of a Generation, New York et Londres, Routledge, 2010, p. 166-169, p. 193.

[3] Dans une lettre du 11 mars 1955, exhumée par le colonel Bonnafous dans la première thèse de référence sur les prisonniers de guerre dans les camps du Vietminh, le général de Beaufort, chef de la mission française de liaison auprès de la Commission internationale de contrôle, demandait l’autorisation au commandement en chef d’éviter à tout prix un « échange de prisonniers de guerre indochinois décédés » et de « mettre à l’abri de toute indiscrétion » les registres des prisons et des camps, en raison « d’un grand nombre d’exécution, surtout au cours des années 1952 et 1953 » de prisonniers de guerre indochinois dans les camps de l’Union française (Robert Bonnafous, Les Prisonniers de guerre du Corps expéditionnaire français dans les camps du Viêt Minh, 1945-1954, Université Paul-Valéry Montpellier 3, études militaires, n°18, 1991, p. 292-293). L’on doit à Julien Mary la thèse la plus récente sur le même sujet : « Réparer l’histoire. Les combattants de l’Union française prisonniers de la République démocratique du Vietnam de 1945 à nos jours », sous la direction du Pr. Frédéric Rousseau, Université Paul-Valéry Montpellier 3, 2017.

[4] George J. Veith’s, Code-Name Bright Light: The Untold Story of U.S. POW Rescue Efforts During the Vietnam War, New York, The Free Press, 1998 ; John Gargus, Son Tay Raid. American POWs in Vietnam Were Not Forgotten, Williams-Ford, Texas A&M University, 2010 (éd. révisée).

[5] Sur toutes ces tentatives : Vernon E. Davis, The Long Road Home. U.S. Prisoners of War Policy and Planning in Southeast Asia, Washington DC, Office of the Secretary of Defense, 2000. Et sur la contribution française : Pierre Journoud, De Gaulle et le Vietnam, 1945-1969. La réconciliation, Paris, Tallandier, 2011 ; « France and the American POW-MIA issue during the Vietnam War », article à paraître.

[6] Cécile Menétrey-Monchau, American-Vietnamese Relations in the Wake of War. Diplomacy After the Capture of Saigon, 1975-1979, Jefferson, NC, McFarland & Company, 2006, p. 126 et suiv.

[7] Le diner que le Président Nixon leur a offert, le 24 mai 1973 à la Maison Blanche, a été commémoré par les survivants quarante ans après jour pour jour à la Bibliothèque Nixon, autour de la fille de l’ancien Président (https://biggeekdad.com/2013/10/vietnam-pow-dinner/).

[8] Parmi les auteurs qui ont fait de ces témoignages la matière principale de leur ouvrage : Craig Howes, Voices of the Vietnam POWs: Witnesses to Their Fight, Cary, NC, Oxford University Press, 1993 ; Stuart I. Rochester et Frederick T. Kiley, Honor Bound: American Prisoners of War in Southeast Asia, 1961-1973, Annapolis, MD, Naval Institute Press, 2007 (1re ed. 1998). Le récit héroïque de la captivité est également mis en scène dans la muséographie aux États-Unis : Julien Mary, « Entre héroïsation et victimisation : muséohistoire comparée des captivités de guerre françaises et états-uniennes en Extrême-Orient (1942-1973) », in Frédéric Rousseau (dir.), Les présents des passés douloureux : Musées d’histoire et configurations mémorielles. Essais de muséohistoire, Paris, Michel Houdiard, 2012, p. 55-91.

[9] D’après les bilans médicaux et psychologiques pluriannuels auxquels les prisonniers ont été soumis par l’armée après leur libération : Frances A. Leonard, « Prisoners of War, Missing in Action », in James S. Olson, The Vietnam War. Hanbook of the Literature and Research, Wesport, Conn., Greenwod Press, 1993, p. 476 ; Joe P. Dunn, loc. cit.

[10] The Nation, 17 octobre 1995 ; Richard Nixon, Public Papers of the Presidents of the United States, Washington D.C., Office of the Federal Register, National Archives and Records Service, 1975, p. 235.

[11] Laurent Cesari, « Les anciens combattants et la guerre du Vietnam », in Jacques Frémeaux et Michèle Battesti (dir.), Cahier du CEHD, « Sorties de guerre », n°24, 2005, p. 95 et suiv. ; Pierre Journoud, « L’héritage du Vietnam dans la guerre en Afghanistan depuis 2001 », études de l’IRSEM, n°1, « Les crises en Afghanistan depuis le milieu du XIXe siècle », 2010, p. 109-131.

[12] Par exemple : Charles J. Patterson and G. Lee Tippin, The Heroes Who Fell From Grace, Canton, Ohio, Daring, 1985.

[13] On trouvera une recension critique de l’importante filmographie consacrée à la captivité au Vietnam dans : Jean-Jacques Malo et Tony Williams (ed.), Vietnam War Films, Jefferson, N.C., McFarland & Company, 1994.

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