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Prisonnier de guerre US Vietnam. Crédit © American War Memorial

Essai : Les Guerriers en paix. Par Pierre Journoud (3/3)

Les prisonniers de guerre — POW’s — américains au service du rapprochement entre les États-Unis et le Vietnam (1973-2001). Cette partie de l’essai souligne l’engagement personnel de John McCain et Pete Peterson dans le rapprochement diplomatique et l’élargissement de la coopération avec le Vietnam.

La question des prisonniers de guerre et disparus en mission a servi de test à la reprise prudente d’une coopération américano-vietnamienne dans les années 1980. Leur recherche a fait l’objet de tractations délicates et de nombreuses missions avant la reprise des relations diplomatiques, dans un contexte de rumeurs persistantes sur l’« abandon » de prisonniers, inspirées par les familles de disparus et les réfugiés indochinois[1].

En août 1987, le président Reagan mandata l’ancien président du comité des chefs d’état-major — et vétéran du Vietnam, — le général John W. Vessey, pour tenter d’amorcer une coopération avec Hanoi circonscrite à ce domaine.

Particulièrement isolés à cette époque, après la réunification militaire du Vietnam, le choix de la « communisation » rapide de tout le pays et d’une désastreuse collectivisation, suivie par l’occupation prolongée du territoire cambodgien, les dirigeants de la République socialiste du Vietnam réagirent d’autant plus favorablement à cette main tendue qu’ils venaient d’avaliser un virage décisif de leur politique en faveur d’une ouverture économique et culturelle (le Doi Moi)[2]. Les recherches conjointes commencèrent au Vietnam, dès l’année suivante, et le gouvernement vietnamien commença à rapatrier unilatéralement les restes de MIA américains, tout en assouplissant les règles de visite des Américains au Vietnam.

Toutefois, la mémoire traumatique du Vietnam freinait encore, surtout à Washington, les velléités de rapprochement formulées entre les anciens ennemis de part et d’autre du Pacifique. Ainsi, le rejet par l’administration Reagan d’une résolution conjointement soutenue par les sénateurs John McCain et Tom Ridge d’ouvrir à Hanoi une interest section — le niveau le moins élevé dans l’échelle de la représentation diplomatique des États-Unis à l’étranger, tel qu’il était déjà pratiqué avec Cuba et que le réclamait le gouvernement vietnamien — poussa les Vietnamiens à interrompre leur coopération en représailles. L’intervention personnelle du sénateur McCain, qui menaça l’ambassadeur du Vietnam à l’ONU de retirer sa résolution si Hanoi ne se montrait pas plus constructif[3], semble en avoir permis la reprise, d’une façon désormais permanente au Vietnam, à partir de septembre 1988 (avril 1988 au Laos et octobre 1991 au Cambodge)[4].

Nguyễn Cơ Thạch, un politicien visionnaire

Cette coopération limitée contribua à créer un climat de confiance, symbolisé par la visite à Washington, en 1990, d’une délégation vietnamienne conduite par Nguyen Co Thach, ministre des Affaires étrangères depuis 1980 et partisan convaincu du rapprochement avec les États-Unis et l’Occident en général. John McCain se rendit à son tour à Hanoi, en avril 1991.

Son entretien avec Nguyen Co Thach, dont il avait pu apprécier les grandes qualités humaines et intellectuelles l’année précédente à Washington, se révéla particulièrement tendu en raison d’une exigence nouvelle de la partie américaine que McCain, chargé de communiquer la « feuille de route » mise au point par l’administration Bush pour faciliter la normalisation, avait tenu à introduire lui-même : la libération des milliers de prisonniers politiques du Sud-Vietnam, en plus de la poursuite de la coopération sur les POW-MIA et du retrait militaire des troupes vietnamiennes du Cambodge que réclamait la Maison Blanche. Mais, au dîner officiel, le soir-même, le dialogue était redevenu chaleureux et inspiré. McCain fut marqué par la justesse des réflexions auxquelles se livra Thach : « Les États-Unis doivent réaliser que le Vietnam est un pays, pas seulement une guerre ; et le Vietnam doit apprendre à accepter son destin de petite nation[5] ».

Un mois après cette visite, le ministre Thach et le général Vessey signaient un accord de coopération sur la recherche des MIA qui entérinait la présence d’un bureau américano-vietnamien permanent à Hanoi, la première présence officielle des États-Unis au Vietnam depuis la fin de la guerre.

Mais c’est à Washington que McCain eut à livrer ensuite son combat le plus difficile, notamment au sein du Senate Select Committee on POW-MIA Affairs co-présidé par deux vétérans du Vietnam, le sénateur républicain Robert Smith et le sénateur démocrate John Kerry. Malgré leurs divergences politiques, McCain allait développer avec John Kerry une amitié sincère et sans doute cruciale pour aider les Américains à surmonter leurs propres divisions sur le Vietnam.

Au sein de cette commission largement composée de Républicains convaincus que le gouvernement américain avait laissé des prisonniers au Vietnam, McCain, auquel le statut d’ancien prisonnier qu’il était seul à posséder conférait une autorité particulière, n’hésita pas à croiser le fer avec des « témoins » prompts à invoquer la théorie conspirationniste pour accréditer l’hypothèse que plusieurs centaines de prisonniers n’avaient pas été libérés – une hypothèse balayée par la commission qui allait conclure ses travaux à l’absence totale de la moindre preuve irréfutable. Réagissant fermement aux propos des moins bien intentionnés de ces activistes (quelques-uns lui paraissaient tout de même de bonne foi, comme le sénateur Smith), il se vit accusé en retour d’être un conspirationniste et même un traître – des accusations à nouveau instrumentalisés par l’entourage du futur Président Bush (fils) lors des campagnes présidentielles de 2000, puis 2008[6]

Le poids du lobby des « POW MIA »

Parallèlement à sa lutte sans merci contre la frange la plus conservatrice de l’aile de son parti, il soutint activement la poursuite de la coopération avec le Vietnam sur les MIA, où il se rendit à nouveau brièvement, en 1992, pour une mission « d’historien » sollicitée par le Président Bush et pilotée par le général Vessey, de vérifications dans les archives vietnamiennes.

Les deux hommes rentrèrent avec la conviction qu’il n’y avait plus de prisonniers ou de portés disparus au Vietnam. S’attirant à nouveau les foudres des activistes du lobby des POW-MIA, McCain loua publiquement les efforts de la task force américano-vietnamienne qui avait commencé à opérer ses recherches à grande échelle sur le territoire vietnamien, cambodgien et laotien, sans compter quelques incursions en territoire chinois : « Les militaires vietnamiens nous ont laissé faire ce que les militaires américains ne permettraient jamais à un pays étranger de faire. Nous avons été dans leurs prisons, dans leurs quartiers généraux. Pouvez-vous imaginer que nous laissions un groupe de Vietnamiens courir dans tous les sens au Pentagone dans des circonstances similaires[7] ? »

Prisonnier de guerre américain au Nord Vietnam. Dessin © Maxine McCaffrey, pilote américain et prisonnier. Sources © USAF
Prisonnier de guerre américain au Nord Vietnam. Dessin © Maxine McCaffrey, pilote américain et prisonnier. Sources © USAF

La bonne volonté du gouvernement vietnamien permit la poursuite du processus de normalisation que John McCain, John Kerry et Pete Peterson s’appliquèrent à accélérer, en exhortant notamment le Président Bush, puis son successeur Bill Clinton, à décider la levée de l’embargo.

Cet engagement personnel, bipartisan et sans faille de ces trois vétérans et membres du Congrès fut alors décisif pour supprimer les derniers obstacles. Au printemps 1993, une délégation américaine dans laquelle ils se retrouvèrent tous trois se rendit à nouveau à Hanoi pour dresser un dernier bilan de la coopération sur les POW-MIA, avant d’engager une campagne publique pour la levée de l’embargo[8]. Or, les progrès leur parurent importants et la bonne volonté du gouvernement, évidente.

Les membres de la délégation furent autorisés à consulter non seulement de nouvelles archives – dont le « Livre bleu » qui recensait la capture de tous les pilotes américains – mais aussi, parmi les nouveaux témoins, plusieurs anciens commandants régionaux. Ils purent visiter la cellule où McCain avait été détenu seul, à côté de ce qui reste aujourd’hui du Hanoi Hilton, la première et seule visite du sénateur d’Arizona dans ce lieu, un parmi d’autres de sa captivité. Après avoir rendu compte de leur mission au Président Clinton, McCain et Kerry engagèrent la campagne pour la fin de l’embargo.

Plusieurs mois d’efforts furent encore nécessaires pour convaincre une administration divisée entre partisans, plutôt au Département d’Etat et au Pentagone, et opposants — ou réticents, parmi les conseillers politiques du Président et les membres du National Security Council qui en redoutaient les conséquences politiques intérieures.

Dans leur majorité, désormais, les vétérans et les anciens prisonniers paraissaient soutenir ce projet. Les deux sénateurs décidèrent de faire voter préalablement par le Sénat une résolution en faveur de la levée de l’embargo pour faciliter la décision présidentielle. Passionnément débattue, la résolution obtint 62 voix favorables contre 38. Une semaine plus tard, le 3 février 1994, l’embargo était officiellement levé, mettant fin à près de vingt années d’embargo total sur le Vietnam, sans compter les vingt années supplémentaires sur la seule République Démocratique du Vietnam pendant la période de division du pays.

Le trio McCain, Kerry et Peterson

Aux côtés d’hommes d’affaires et d’autres vétérans du Vietnam, McCain, Kerry et Peterson s’engagèrent ensuite très activement pour la normalisation diplomatique, enchaînant lettres à la Maison Blanche, discours au Sénat et devant la presse, entretiens avec des conseillers. De nouvelles délégations envoyées par la Maison Blanche à Hanoi en revinrent avec la même appréciation encourageante sur le degré de coopération des autorités vietnamiennes.

Aussi, en janvier 1995, pour la première fois depuis la fermeture du consulat américain de Hanoi en 1954, Bill Clinton autorisa-t-il prudemment l’ouverture au Vietnam de la plus modeste des représentations diplomatiques à l’étranger : un bureau de liaison chargé essentiellement des affaires consulaires et du suivi du dossier des MIA[9]. Ce n’était pas suffisant pour les sénateurs McCain et Kerry, plus que jamais convaincus qu’il fallait tourner définitivement la page de la guerre avec leur ancien adversaire.

En mai, ils furent à nouveau reçus par le Président pour le convaincre d’ouvrir une ambassade à Hanoi : un mois plus tard, Bill Clinton proclamait solennellement l’établissement des relations diplomatiques avec la République socialiste du Vietnam. Parmi les officiels, hommes d’affaires et vétérans de renom, comme le général Vessey, l’amiral Zumwalt, ou Bob Kerrey, les sénateurs McCain, Kerry et Peterson qui entouraient le Président ce jour-là pouvaient savourer cette victoire qui était aussi un peu la leur. Dans un geste spontané, Clinton embrassa McCain, lequel déclara peu après aux journalistes qu’une telle décision n’était pas facile à prendre pour un Président, quel qu’il fût, et qu’en l’occurrence, le Président Clinton avait fait preuve de courage et d’honneur[10].

Toujours instrumentalisé par une frange du parti républicain, le lobby des POW-MIA mena l’une de ses dernières offensives lors de la campagne présidentielle de 1996. Farouche opposant à la normalisation, Bob Dole, le candidat républicain, accusa le Président sortant – qui s’était félicité devant les sénateurs de la coopération sincère du Vietnam dans la recherche des MIA – d’avoir sacrifié sa promesse d’en fournir un décompte exhaustif aux électeurs américains à son désir d’une normalisation à tout prix avec Hanoi. Il fut secondé par le sénateur Smith, qui ne se priva pas d’accuser Clinton d’être l’otage des hommes d’affaires qui lui avaient apporté son soutien financier pendant la campagne, et par quelques autres vétérans.

Cette nouvelle politisation de l’affaire des MIA retarda de plusieurs mois la nomination de Pete Peterson. Plusieurs fois reportée, l’audition du futur ambassadeur par les sénateurs lui permit d’apporter son soutien à la position du Président sur le Vietnam et de préciser que, pour sa part, il avait « pardonné aux Vietnamiens » pour ce qu’ils lui avaient fait et « mis la guerre de côté », et qu’il n’avait « pas le temps pour la haine ou la récrimination ».

Ces déclarations lui valurent d’être critiqué par certains anciens combattants et prisonniers de guerre au Vietnam qui mirent publiquement en doute sa capacité à pardonner les tortures et à représenter les États-Unis dans un pays où il aurait à conduire des discussions délicates avec des dirigeants qui portaient selon eux la responsabilité des crimes subis par les POWs. Parmi eux, deux activistes de ce lobby des POW-MIA se distinguèrent par leur vive hostilité à la nomination de Peterson : Michael Benge, un ancien prisonnier civil capturé en pleine offensive du Têt 1968 alors qu’il travaillait pour l’United States Agency for International Development (USAID) ; et le sulfureux Ted Sampley, un ancien combattant de la guerre du Vietnam qui poursuivit sa guerre en combattant sans ménagement l’ascension politique des sénateurs Mc Cain et Kerry et de tous les partisans du rapprochement vietnamo-américain[11].

La nomination de Pete Peterson fut finalement approuvée par le Sénat en avril 1997, plus d’un an après que le Président Clinton l’eut proposée. Interprétée par Vo Van Kiet, le Premier ministre vietnamien réformateur, comme le signe que les deux pays étaient prêts à tourner la page du passé pour en ouvrir ensemble une nouvelle, cette nomination était particulièrement habile, du point de vue politique, parce qu’elle rendait difficile la poursuite de l’opposition des Républicains à la normalisation totale des relations avec le Vietnam.

Dans la continuité des efforts de Christopher Runckel, vétéran du Vietnam et chef du bureau de liaison ouvert à Hanoi en janvier 1995, l’une des premières missions de l’ambassadeur fut de s’atteler à la normalisation des relations commerciales, et tout particulièrement à la négociation d’un accord commercial bilatéral. Finalement signé en 2000 – l’année de la visite officielle du Président Bill Clinton à Hanoi – et ratifié en décembre 2001, malgré de fortes résistances à Washington aussi bien qu’à Hanoi, cet accord favorisa aussitôt une hausse spectaculaire des exportations vietnamiennes aux États-Unis (128% en 2002, 90% en 2003) et plus qu’un doublement de ses importations en provenance des États-Unis, entre 2002 et 2003[12].

En 2001, Pete Peterson quittait son poste avec la réputation d’un homme de réconciliation et le sentiment d’une mission accomplie. Mais, pour avoir parcouru tout le pays et s’être frotté de près aux immenses défis sociaux et médicaux auxquels ses habitants étaient confrontés, il savait désormais que sa mission ne faisait que commencer.

Prisonnier de guerre américain eu Nord Vietnam. Dessin © Mike McGraths, pilote USAF et prisonnier. Source : https://www.pbs.org/wgbh/americanexperience/features/honor-mike-mcgraths-drawings/
Prisonnier de guerre américain au Nord Vietnam. Dessin © Mike McGraths, pilote USAF et prisonnier. Retrouvaille avec sa famille en 1973.
La reconciliation américano-vietnamienne

Plusieurs années seront sans nul doute nécessaires, et en particulier l’ouverture des archives, pour mesurer avec plus de précisions le rôle des anciens prisonniers de guerre dans le rapprochement entre les deux anciens ennemis que le croisement des témoignages ne permet pour le moment que d’entrevoir.

À une époque – celle des années 1980 – où les dirigeants américains poursuivaient encore leur « guerre contre le Vietnam » par des moyens politiques et économiques, où la société américaine occultait, sinon le Vietnam, du moins les Vietnamiens[13] ; des liens avaient survécu ou s’étaient créés entre les deux peuples, grâce à des intellectuels, des artistes, des organisations non gouvernementales, séculaires et religieuses, présentes au Vietnam depuis la guerre — tels le Mennonite Central Committee, l’American Friends Committee, l’U.S. Indochina Reconciliation Project, ou encore, le Committee for Scientific Cooperation, — progressivement rejointes par des hommes d’affaires et des vétérans de plus en plus nombreux à s’engager au Vietnam dans des activités humanitaires[14].

Mais, si le rapprochement souhaité par ces militants de la paix a fini par se concrétiser au tournant des années 1990-2000, ce n’est pas seulement parce que de puissants intérêts géopolitiques et économiques le motivaient[15], c’est aussi grâce au rôle joué par cette petite poignée d’hommes, soudainement érigés en héros d’une guerre perdue pour soigner les Américains de la perte irrémédiable de leur « innocence » dans les rizières vietnamiennes, qui surent transcender leurs propres douleurs pour aider des décideurs politiques sujets à des influences contradictoires à bâtir des relations pacifiques et constructives, entre les gouvernements comme entre les peuples américain et vietnamien.

L’épreuve de la captivité a fortifié leur détermination à vaincre, non seulement leurs propres démons, mais aussi les résistances très fortes dans cette société américaine où le héros ne pouvait qu’être vengeur. Apocalypse Now, selon le titre du film de Francis Ford Coppola inspiré par le roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres, a laissé à place à une Apothéose Now : un titre choisi par le quotidien français Libération pour résumer le succès du premier voyage du président des États-Unis dans un Vietnam en paix, en 2000.

Sans l’engagement résolu de ces anciens prisonniers, parallèlement à celui de quelques autres vétérans de la guerre comme le sénateur John Kerry, Bill Clinton, cet ancien étudiant qui s’était volontairement soustrait à la guerre, n’aurait peut-être jamais pu être le premier Président à sceller la réconciliation de son pays avec le Vietnam et, ce faisant, à aider ses concitoyens à se réconcilier avec l’une des pages les plus noires de leur histoire récente.

Deux des principaux artisans de ce processus, John McCain et Pete Peterson sur lesquels se concentre cette analyse, ont partagé à des moments différents de leur existence un même besoin de comprendre, après plusieurs mois ou plusieurs années d’occultation de leur propre expérience traumatique, ce qui en avait été la cause, et ce qui avait conduit à l’immense tragédie vietnamienne.

Cette quête de sens est d’abord passée par l’histoire, médiateur par excellence entre passé, mémoire, présent et avenir ; instrument de libération des préjugés. Elle les a conduits à entrer en dissidence avec ceux qui demeuraient prisonniers de l’évidence, à l’instar des prisonniers de la caverne décrits par Platon.

Sans rompre avec la mémoire sacralisée d’un groupe « héroïsé » par les stratégies de survie mises en œuvre et en récit, autour des notions de dignité humaine, d’identité collective d’une communauté, et de sens de l’ordre dans une situation de chaos[16], ils ont mis à distance leur propre traumatisme comme celui du groupe.

Dans leur engagement au service du rapprochement américano-vietnamien, ils n’ont pas estimé utile de s’adonner à ou de favoriser une introspection historique avec les Vietnamiens, lesquels n’en étaient d’ailleurs pas demandeurs. McCain a critiqué l’initiative que Robert McNamara, l’ancien secrétaire à la Défense et principal architecte de la guerre dans les années 1960, avait prise d’une conférence américano-vietnamienne sur la guerre à Hanoi, entre 1997 et 1999[17].

S’il en a jugé les résultats trop sévèrement, du point de vue historique, il a compris que les dirigeants vietnamiens n’étaient pas intéressés par un partage de l’histoire, que le processus de légitimation du régime communiste à travers sa victoire sur les États-Unis, inscrite dans la longue et héroïsante histoire des résistances contre les envahisseurs étrangers ne pouvait les conduire à accepter, ni une plus grande transparence de leurs sources — hormis sur la question très politique des MIA, — ni un récit alternatif suggérant que le coût de leur résistance face aux Américains avait pu être trop élevé[18].

La quête de ces anciens prisonniers de renom est passée également par un besoin de revenir au Vietnam – y compris sur les lieux de leur captivité – sans doute pour les conforter dans le sentiment qu’ils avaient réussi à surmonter leur propre traumatisme. Or, leur démarche personnelle a pris valeur d’exemple pour les autres : si des hommes qui avaient passé six ou sept années de leur vie dans des conditions aussi dures retournaient au Vietnam, ceux qui hésitaient encore ne pouvaient qu’être encouragés à effectuer ce « pèlerinage » de retour[19].

En travaillant ainsi à la consolidation des relations diplomatiques et économiques avec leur ancien adversaire, nul doute que ces anciens prisonniers mués en combattants de la paix ont aussi favorisé, dans leur propre pays, le lent processus de pacification de la mémoire collective de l’immense tragédie vietnamienne.

Par Pierre Journoud

Bio : Pierre Journoud est historien. Docteur de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne (2007), habilité à diriger des recherches (2014), Pierre Journoud est, depuis septembre 2015, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry Montpellier (UPVM), membre cofondateur du GIS « ESPRIT » (études en Stratégie, Politiques et Relations InTernationales), dont il codirige avec le prof. Antoine Coppolani la collection « Stratégie, Politiques et relations internationales » aux Presses universitaires de la Méditerranée (PULM), et membre du laboratoire CRISES (Centre de Recherches Interdisciplinaires en Sciences Humaines et Sociales de Montpellier). Il fut, de 2010 à 2015, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) et chargé d’enseignement à Paris I, au sein du Magistère de relations internationales et action à l’étranger (MRIAE).

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** L’article original a été revu et mis en forme par Vo Trung Dung **

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Notes de lecture :

[1] Sur les difficultés de la normalisation : Cécile Menétrey-Monchau, American-Vietnamese Relations in the Wake of War: Diplomacy After the Capture of Saigon, 1975-1979, Jefferson, NC, McFarland, 2006 ; Edwin A. Martini, Invisible Enemies: The American War on Vietnam, 1975-2000, Amherst, University of Massachusetts Press, 2007.

[2] P. Journoud, « Les guerres, 1945-1991 », in Benoît de Tréglodé (dir.), Histoire du Viêt Nam de la colonisation à nos jours, Paris, éditions de la Sorbonne, 2018, p. 49-71.

[3] John McCain, with Mark Salter, Worth the Fighting For, New York, Random House, 2002, p. 223 et suiv.

[4] Grâce à ces missions, fondées sur l’étude des archives locales et le témoignage des villageois, plus de 1 057 MIA ont pu être identifiés au Vietnam (727), au Cambodge, au Laos et en Chine, et leurs restes rapatriés aux États-Unis. Les efforts se poursuivent encore pour retrouver ceux des quelque 1 587 soldats disparus au Vietnam (1 246), au Cambodge, au Laos et en Chine. Ces informations, mises à jour en juillet 2019, sont tirées du site internet officiel du Defense POW/Missing Personnel Office (DPMO : https://www.dpaa.mil/Our-Missing/Vietnam-War/Vietnam-War-POW-MIA-List/), un service créé à Washington, en 1993, pour coordonner tous les efforts dans la recherche des 83 000 MIA américains recensés au total depuis la seconde guerre mondiale.

[5] John McCain, with Mark Salter, op. cit., p. 233.

[6] Ibid., p. 242-253 ; Richard Nixon, Public Papers of the Presidents of the United States, Washington D.C., Office of the Federal Register, National Archives and Records Service, 1975, p. 235 et suiv. Sur la relation entre McCain et Kerry, voir aussi : John Aloysius Farrell, « At the center of power, seeking the summit », Globe Staff, 21 juin 2003 (http://www.boston.com/globe/nation/packages/kerry/062103_p.shtml). Sur l’exploitation des accusations de faiblesse, voire de trahison, vis-à-vis des MIA et de leurs familles, par l’entourage de George Bush (fils) dans les campagnes de 2000 et 2008 pour l’investiture du candidat républicain à l’élection présidentielle : Dan Nowicki and Bill Muller, « McCain Profile: The “maverick” runs », The Arizona Republic, 1er mars 2007 (http://www.azcentral.com/news/election/mccain/articles/2007/03/01/20070301mccainbio-chapter10.html) ; « the former POW has a history betraying his fellow citizens in favor of a foreign enemy: Was John McCain Brainwashed While Imprisoned In North Vietnam? », The American Chronicle, 1er juin 2008 (http://www.americanchronicle.com/articles/view/63571). C’est une autre ligne que le candidat puis président Donald Trump choisit d’adopter dans son pitoyable duel avec le sénateur McCain, l’un de ses plus grands opposants en dépit de ses 81 ans : « Il n’est pas un héros de guerre… Il est un héros de guerre parce qu’il a été capturé. Je préfère les gens qui n’ont pas été capturés. » (Tara Golscha, « John McCain is escalating his longstanding feud with President Donald Trump », VOX, 24 octobre 2017 (https://www.vox.com/policy-and-politics/2017/10/24/16522948/mccain-trump-feud-explained).

[7] Cité sur le site de PBS, le réseau de télévision public aux États-Unis, qui a diffusé en 1999 un documentaire sur l’ambassadeur Pete Peterson (« Pete Peterson. Assignment Hanoi » : http://www.pbs.org/hanoi/nations.htm).

[8] D’autres délégations officielles ou semi-officielles effectuèrent le voyage à Hanoi dans le but d’évaluer les chances et les intérêts du rapprochement avec l’ancien adversaire, comme celle du Center for National Policy dirigée par l’ancien sénateur démocrate Edmund S. Muskie, en avril 1993. Le rapport remis à l’administration Clinton concluait, en dépit de la diversité des sympathies politiques de ses auteurs, qu’un tel rapprochement était dans l’intérêt des États-Unis, pour des raisons à la fois politiques, stratégiques et économiques (Center for National Policy, A New Look at U.S.-Vietnam Relations, Washington DC, juin 1993).

[9] Les échos, 30 janvier 1995.

[10] John McCain, with Mark Salter, Worth the Fighting For, op. cit., p. 257-268 ; Matt Welch, McCain, op. cit., p. 127-134 ; Joe P. Dunn et Paul G. Pierpaoli Jr., « McCain, John Sidney, III », in S. Tuncker (éd.), op. cit., p. 714.

[11] Ted Sampley, « Peterson as U.S. Ambassador to Vietnam is the Worst Possible Choice », U.S. Veteran Dispatch, 1997 (http://ojc.org/powforum/editor/usv597.htm) ; « Ted Sampley, 62: Vietnam Veteran Was an Outspoken Advocate for POWs », Washington Post, 15 mai 2009 (http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2009/05/14/AR2009051404049.html).

[12] S. Tucker, loc. cit. ; entretien avec Christopher W. Runckel, Vietnam Economic Times, juin 2005 (http://www.business-in-asia.com/vn_economic_review2.html).

[13] Edwin A. Martini, The American War on Vietnam, op. cit.

[14] Mark Sidel, The United States and Vietnam: The Road Ahead, New York, Asia Society, avril 1996, p. 6-7 ; P. Journoud, « The My Lai Massacre and its Memory: the Long Path toward Reconciliation Between Vietnam and the USA », in Gilles Boquérat et Richard Asbeck (ed.), The Indian-Pakistan Reconciliation and Other Experiences In Post-Conflict Managment, « Les études de l’IFRI », 2009, p. 129-146 (https://www.ifri.org/fr/publications/ouvrages-de-lifri/india-pakistan-reconciliation-and-other-experiences-post-conflict).

[15] P. Journoud, « Entre l’éléphant et le tigre : la France, les États-Unis et le Viet Nam, de 1950 à 2000 », in Dominique Barjot et Jean-François Klein (dir.), De l’Indochine coloniale au Viet Nam actuel, Académie des sciences d’Outre-mer – Magellan & Cie, 2017, p. 635-647 ; « Un triangle stratégique ? Le Vietnam entre la Chine et les États-Unis depuis 1989 », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, n°34, automne 2011, p. 125-136 (http://ipr.univ-paris1.fr/spip.php?article590) ; James Bellacqua, « The China Factor in U.S.-Vietnam Relations », CNA China Studies, mars 2012 (https://www.cna.org/CNA_files/PDF/DRM-2012-U-000184-FINAL.pdf).

[16] Robert Doyle, Voices from captivity : Interpreting the American POW Narrative, Lawrence, University Press of Kansas, 1994.

[17] Robert S. McNamara, James G. Blight and Robert K. Brigham, Argument Without End. In Search of Answers to the Vietnam Tragedy, New York, PublicAffairs, 1999.

[18] John McCain, with Mark Salter, op. cit., p. 218-219.

[19] Voir, parmi d’autres, le récit du retour, en 2006, d’un groupe de onze anciens prisonniers de guerre américains sur les lieux de leur captivité, à Hanoi puis vers la frontière chinoise où ils furent transférés comme 200 autres en 1972 à cause des bombardements des B52, rédigé et mis en ligne par le frère de l’un d’eux : Paul Norris, « Why Go to North Vietnam ? » (http://www.rootsweb.ancestry.com/~ilnecdar/class/view/vietnam.htm).

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