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Vietnam : Hôpital psychiatrique — © Louis Raymond

La psychiatrie au Vietnam, à l’Institut des esprits convalescents…

#Psychiatrie. Comment la médecine, et aussi la société, prennent en charge les malades mentaux au Vietnam ? Entre la psychiatrie moderne et les croyances populaires, entre la volonté et le manque des moyens, ici et ailleurs, y compris dans les pays riches, le problème se pose. Douloureusement ! Reportage dans le plus grand hôpital psychiatrique du pays.

La poussière remuée par le passage des camions sur la route faisait le siège de la terrasse du café où nous nous étions attablés, à deux pas de l’hôpital central n°2 de la ville de Bien Hoa, province de Dong Nai, près d’Ho-Chi-Minh-Ville. Le soleil était déjà haut et nous étions proches d’interrompre notre entretien avec Mme N., une femme de 52 ans atteinte de troubles dépressifs, lorsqu’elle nous prit de court en déclarant : « Tous les soirs aux alentours de 18 heures je me sens triste, et c’est l’heure à laquelle le docteur vient me voir pour me faire prendre la pilule qui me fait oublier que je suis triste. »

Cela faisait une heure qu’elle nous expliquait les raisons qui l’avaient conduite à séjourner dans le plus grand hôpital psychiatrique du Vietnam pour la quatrième fois en 16 ans. Elle avait connu ses premiers épisodes d’angoisse en 2000, qui se transformèrent rapidement en insomnie et en  crispation chronique de la mâchoire. Son père avait connu des symptômes similaires dans ses vieux jours. Aussi, elle s’était faite à l’idée de vivre avec la maladie. Cependant, cette mère de deux enfants ne pouvait se permettre d’arrêter de travailler, malgré la fatigue et la tension nerveuse. Il fallait trouver une solution. Alors, elle fit le voyage depuis sa province du delta du Mékong jusqu’à Bien Hoa, ville moyenne à 50 kilomètres de Ho Chi Minh-Ville.

L’hôpital central n°2 pour la santé mentale est en effet le seul hôpital compétent pour un total de 26 provinces, dont Ho Chi Minh-Ville, du centre et du sud du pays, soit une population d’environ 40 millions d’habitants.

Après un court séjour, Mme N. fut autorisée à rentrer chez elle, à condition de suivre précautionneusement un traitement. A l’exception de deux courts épisodes de rechute, elle fut en mesure de vivre normalement jusqu’à la perte de deux membres de sa famille, en 2014 et en 2015. L’angoisse revint alors, jusqu’à la submerger. Et c’était sans compter le fait qu’un diseur de fortune  lui avait prédit que le chagrin et la douleur allaient perdurer longtemps. Il n’y avait plus le choix. C’était le retour forcé à Bien Hoa.

Cette fois, les pilules sont plus fortes. Cela fait maintenant 60 jours qu’elle est hospitalisée. L’établissement a beau être public, une partie des frais repose sur sa famille.

Un peu plus tôt ce même jour, Mme N. avait été sélectionnée pour répondre à nos questions par son médecin-traitant, le Dr H. Le Dr H est un homme de bonne volonté. Depuis qu’il est arrivé dans la province de Dong Nai, en provenance de Bac Giang, dans le nord du pays, il y a quelques années, il s’évertue à comprendre ses patients et les pathologies dont ils souffrent. Ses efforts, tout comme son appartenance au Parti communiste du Vietnam, ont été récompensés. Il est maintenant chef de service avec, sous sa responsabilité, une centaine de patients. Mais pendant la longue conversation que nous avons eue avec lui après le petit-déjeuner, il a bien volontiers admis être débordé par la situation.

Le Dr H. détient un diplôme de médecin généraliste mais il n’a jamais suivi la moindre formation ni en psychiatrie ni en neurologie. Pas même au titre de la formation continue. Il lui a fallu tout apprendre sur le tas. La documentation disponible dans bureau austère qu’il occupe vient confirmer ses dires. Dans le petit meuble vitré derrière son fauteuil, deux livres seulement ont trait à sa spécialité médicale. Ils sont en anglais, une langue qu’il ne maîtrise pas.

Le Dr H. s’était cependant montré très objectif sur les difficultés rencontrées par les médecins dans les hôpitaux publics vietnamiens et tout particulièrement les hôpitaux psychiatriques. Le manque de  financement de la part de l’État central les empêchent de consacrer assez de temps avec les patients. Il leur est matériellement impossible, par exemple, de mener des études statistiques pour tenter de savoir s’il y a, ou non, un facteur social dans le déclenchement des pathologies les plus fréquentes [dépression, neurasthénie, bipolarité], alors même qu’ils se sont par exemple rendus compte de la hausse récente du nombre de patientes ayant entre 30 et 40 ans.

Ils se retrouvent ainsi dans une situation d’impuissance thérapeutique : au lieu de soigner, ils se contentent de stabiliser les pathologies, et ce au travers de la prescription d’une médication lourde. Dans le cas de Mme N., la pilule qui fait oublier la tristesse n’a rien à voir avec le soma que gobent les personnages d’Adlous Huxley dans Le meilleur des mondes. A la place, des anti-dépresseurs et des anxiolytiques, produits par des multinationales pharmaceutiques françaises ou américaines.

En novembre 2016, le ministère vietnamien du travail, des invalides et des affaires sociales publiait des chiffres alarmant sur la question de la santé mentale dans le pays. Si l’on en croit leurs données, 13,5 million de personnes souffriraient de troubles mentaux, soit approximativement 15 % de la population. Parmi ceux-là, 2,8 % seraient atteints de troubles dépressifs et 2,6 % de troubles de l’angoisse. Lors d’un colloque qui s’est tenu dans la ville de Hai Phong, au nord du pays, au cours du même mois, le Dr Pham Dung, l’un des experts mandatés par le ministère, a eu l’occasion de préciser les chiffres. 200 000 Vietnamiens souffrent aujourd’hui d’une maladie mentale pouvant être considérée comme grave. Parmi ces 200 000 malades, 37 % n’ont jamais été soignés. Et ces chiffres ignorent consciemment la population carcérale et les personnes enfermées dans les camps de désintoxication, à la faveur de la lutte contre les « fléaux sociaux ». Les émeutes et les évasions de ces derniers avaient d’ailleurs fait les gros titres des journaux vietnamiens, au cours de ce même automne 2016.

De Lao Cai, à l’extrême-nord du pays, à Ca Mau, à l’extrême-sud, il n’y a que 45 hôpitaux psychiatriques, y compris l’hôpital militaire n°103 à Hanoï, qui est spécialisé dans le stress post-traumatiques pour les anciens combattants. Celui de Bien Hoa est de loin le plus grand de tous, avec une capacité de 1200 lits. A titre de comparaison, une grande unité psychiatrique en France compte en moyenne 150 lits.

L’allure et l’étendue de cet ensemble de bâtiments rappellent, de manière assez troublante, les gigantesques usines de textile à l’autre bout de la ville. L’asile de Bien Hoa avait été construit par les autorités coloniales françaises entre 1915 et 1919. Le nombre de patients y augmenta rapidement dans les années 1920 et 1930. En 1937, il fut renommé en vietnamien avec une appellation qui avait tout de l’euphémisme poétique : Viện Dưỡng Trí — « L’Institut des esprits convalescents ».

 

Vietnam Psychiatrie Patient AsiePacifiqueNews — Photo © Nguyen Duc Tu
Patient dans un hôpital psychiatrique, Vietnam — Photo © Nguyen Duc Tu

Le tabou et les stigmates à propos de la « folie » et de la psychiatrie au Vietnam sont encore très importants. Le Dr H. nous avait d’ailleurs longuement fait état de plusieurs cas de patients venant de régions isolées, pour lesquels la consultation d’un médecin relève du dernier ressort. Le mot « tâm thần » (malade mental) leur fait peur, en grande partie en raison des discriminations que celui-ci génère, pour eux et pour leur famille.

Dans une thèse de doctorat soutenue à l’Université Colombia à New York en 2013, Mme Claire Edington proposait une étude de la psychiatrie dans le Vietnam colonisé, avec une attention toute particulière portée sur l’asile de Bien Hoa. Elle montrait notamment, en citant Henri Reboul, le directeur de la santé publique de l’Indochine en 1913, que le manque de statistiques sur la société indigène était déjà un problème majeur pour les médecins français. De ce fait, ils avaient très largement sous-estimé le nombre de personnes atteintes de troubles mentaux, pendant les trois premières décennies de la colonisation. Il y a une permanence des réflexes sociaux : il y a cent ans déjà, la société vietnamienne cachait ses « fous ».

Les chiffres publiés par le ministère en novembre 2016 vont dans la bonne direction, mais il est nécessaire de mener une étude pour comprendre pourquoi ils sont si élevés. Y a-t-il un lien avec le changement social et culturel rapide que connaît le pays, et le sentiment d’anomie qu’il fabrique chez les citoyens ? Est-ce que l’économie vietnamienne et le monde du travail d’aujourd’hui, avec l’importation des nouvelles méthodes de management, produisent plus de facteurs de stress qu’ils y a vingt ans ? Pourquoi constate-t-on une augmentation du nombre de patients dans une catégorie donnée, à savoir — c’est l’exemple donné par le Dr H. — les femmes âgées d’entre 30 et 40 ans ? Au-delà du diagnostic purement physiologique de la pathologie, les chercheurs en sciences sociales pourraient travailler main dans la main avec les médecins sur la question car, pour l’instant, les principales victimes de notre déficit de connaissance sont les patients.

Comme dans le cas de Mme N., la médication lourde utilisée dans un but de stabilisation des troubles est pour l’instant l’approche privilégiée des psychiatres vietnamiens. Un patient dépressif pourrait cependant passer moins de temps à l’intérieur des murs de l’institution médicale. Une piste serait par exemple de développer un soutien individualisé aux patients — légal et psychologique — pendant leur hospitalisation, et d’essayer de leur octroyer une plus grande autonomie dans la prise des médicaments. Ils seraient ainsi moins vulnérables aux substances addictives contenues dans les anxiolytiques produits par les multinationales. Et mieux protégés face au pouvoir disciplinaire de l’institution — hélas nécessaire dans certains cas.

De manière plus générale, il serait judicieux d’engager une réflexion sur la proximité, dans la répartition territoriale de la médecine psychiatrique. Il n’est pas concevable qu’un patient ait à faire 300 kilomètres, depuis la province de Phu Yên par exemple, pour être hospitalisé à Biên Hoa. La taille des institutions pourrait également être réévaluée. Les 1200 lits de l’hôpital central n°2 ont quelque chose d’intimidant. Les modèles théoriques – en perte de vitesse en raison de problèmes de financements – de la psychiatrie communautaire aux États-Unis et de la psychiatrie de secteur en France, pourraient contribuer à réduire la stigmatisation existante dans les campagnes en réintroduisant de la proximité et une échelle plus humaine. Cela pourrait également inciter les familles et les individus à aller consulter un médecin quand cela est nécessaire. Enfin, cela pourrait aider les habitants des villes à trouver une solution plus appropriée que l’hospitalisation dans une institution péri-urbaine : la psychothérapie au lieu des pilules magiques, par exemple.

Le dernier chantier relève de la formation des spécialistes. La psychiatrie est une discipline médicale très dépendante des avancées de la recherche et de la conception que le médecin se fait de son métier, de son rapport à la « folie ». La formation continue et la capacité pour les médecins à accéder à la littérature sur ce qui est fait à l’étranger dans leur domaine mériteraient d’être dignement financées.

Le soleil tombe sur la courette où les patients attendent que le temps passe. Un jeune homme trébuche. Deux infirmières se précipitent. Depuis l’étage où est situé son bureau, le Dr H. regarde la scène en contrebas. Il allume une cigarette. Il se demande comment redonner espoir aux esprits convalescents.

Par Louis Raymond

Notes : L’article réactualisé par l’auteur pour cette publication a été initialement publié en anglais dans un journal vietnamien.

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