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La dérive chinoise de la Thaïlande des généraux. Par Arnaud Dubus

Nous republions ici l’un des derniers articles d’Arnaud Dubus, en hommage à notre confrère qui est à la fois journaliste, écrivain, fin analyste de la politique thaïlandaise et de l’Asie du Sud-Est. Il s’est donné la mort le 29 avril 2019 à Bangkok où il vit depuis 30 ans.

Cet excellent article sur la relation déséquilibrée entre la junte militaire au pouvoirs à Bangkok et la Chine — au profit de Pékin — a été réalisé pour MONDE CHINOIS, NOUVELLE ASIE — Numéro spécial : « La Chine et l’Asie du Sud-Est. Vers un nouvel ordre régional ? » — N°54-55, 2018, une revue dirigée par Benoît de Tréglodé, directeur de recherche et responsable du domaine Questions régionales Sud et chercheur au Centre Asie du Sud-Sud (EHESS-Cnrs), l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM).

La militarisation de l’appareil dirigeant, des organes d’Etat et, dans une certaine mesure, de la société depuis le coup d’Etat de mai 2014 en Thaïlande a favorisé une dérive du royaume vers la Chine. Les ambitions régionales chinoises tant au niveau économique que politique ont fait écho à la volonté de la junte thaïlandaise de renforcer ses liens avec Pékin après le refroidissement des relations avec les pays occidentaux. Ce rapprochement stratégique entre Bangkok et Pékin s’articule autour de grandes initiatives économiques, comme le projet de « La nouvelle route de la soie », ainsi qu’autour d’achats d’armements chinois par la junte et d’une coordination diplomatique sur les questions de sécurité régionale. Ce rapprochement n’est toutefois pas sans tensions, Bangkok se trouvant en position de vulnérabilité vis-à-vis de Pékin et voyant sa crédibilité au niveau international affectée.

Depuis le coup d’Etat du 22 mai 2014, qui a renversé le gouvernement élu de Yingluck Shinawatra et amené au pouvoir une junte dirigée par le général Prayut Chan-ocha – baptisée officiellement le Conseil National de la Paix et de l’Ordre, ou CNPO –, les militaires ont renforcé de manière considérable leur contrôle sur le pouvoir, préparé le terrain pour continuer à exercer un contrôle direct ou en sous-main du gouvernement après les élections prévues en 2019 et infiltré de nombreux secteurs de la société civile. Cette militarisation en profondeur, non seulement du système politique, mais aussi de la société dans son ensemble, est sans précédent depuis l’abolition de la monarchie absolue en 1932 et le renforcement consécutif du pouvoir politique des militaires, particulièrement de l’armée de terre.

La volonté de transformer les forces armées thaïlandaises en une force professionnelle, plus réduite, plus efficace et progressivement plus soumise au gouvernement civil, qui avait prévalu après le massacre de manifestants pro-démocratiques par l’armée en mai 1992 a été mise entre parenthèses. Tout au contraire, les changements constitutionnels, législatifs et d’attitude qui ont été opérés depuis le coup d’Etat de 2014 vont dans le sens inverse : celui d’une expansion des forces armées, d’un gonflement de son budget et d’une plus grande indépendance vis-à-vis de l’autorité civile. L’armée thaïlandaise est plus que jamais un « Etat dans l’Etat » ou, comme préfèrent le dire certains analystes, un « Etat parallèle ». Ce contexte d’une militarisation de l’Etat a favorisé une évolution géopolitique majeure : la dérive rapide du royaume dans l’orbite de la Chine à la fois au niveau économique, politique et militaire, comme nous allons le voir dans la seconde partie.

La militarisation de la société depuis 2014

Une des caractéristiques qui a émergé après le coup d’Etat de mai 2014 et qui n’avait jamais 86 existé à un tel niveau auparavant est la militarisation en profondeur et à de nombreux niveaux de la société thaïlandaise. Ce phénomène a été conditionné par un environnement légal favorable qui prévalait avant le coup, mais qui a été ensuite accentué par la constitution provisoire écrite sous la supervision de la junte dans les semaines qui ont suivi le putsch et par d’autres dispositions – décrets de la junte, nominations d’officiers à certains postes administratifs et mise en place d’un certain nombre d’institutions dont les membres sont nommés par les militaires. Parmi de nombreux exemples, nous avons choisi d’en mettre deux en exergue pour illustrer cette dérive.

L’article 44 de la constitution provisoire

L’article 44 de la constitution provisoire, rédigée par un groupe de juristes de l’université Chulalongkorn et signée par le roi régnant alors Bhumibol Adulyadej le 22 juillet 2014 sans consultation de la population, dispose que le chef du CNPO (la junte) peut décréter « n’importe quel acte pour le bien des réformes, la promotion de l’harmonie au sein de la population et pour prévenir ou supprimer tout acte ayant des conséquences négatives pour la sécurité nationale, la monarchie, l’économie nationale ou l’administration publique ». Ces décrets sont considérés « légaux, constitutionnels et finaux » et ne sont pas soumis au contrôle législatif, exécutif ou judiciaire. En un mot, cet article accorde un blanc-seing absolu au chef de la junte, sans aucune supervision. Il permet de facto la continuation de l’application de la loi martiale sous un autre habillage juridique.

Dès la mise en vigueur de cette constitution provisoire, le général Prayut a recouru de manière extensive à l’article 44 pour des questions aussi diverses que la répression des empiètements sur les forêts nationales, la répression des pratiques illégales de pêche (illégales selon les normes de l’Union européenne) et la régulation du prix des tickets de loterie. Il a aussi démis de leurs fonctions et nommé à des postes des hauts fonctionnaires, sans explications détaillées des raisons de ces décisions. Entre le 25 décembre 2014 et le 30 avril 2018, le général Prayut a invoqué l’article 44 à 200 reprises dans le cadre d’un vaste registre de situations. Il est intéressant de noter que cet emploi extensif de cette clause de pouvoir absolu est généralement plébiscité par la population, ce qui a amené la presse locale à écrire que les Thaïlandais sont « intoxiqués à l’article 44 ». L’article 265 du projet de constitution approuvé par référendum le 7 août 2016 indique que le général Prayut pourra continuer à utiliser les pouvoirs absolus octroyés par l’article 44 « jusqu’à la mise en place d’un nouveau gouvernement après les élections générales ».

La militarisation du système judiciaire

Dès après le coup d’Etat, les tribunaux militaires où les juges sont des officiers de carrière avec une formation juridique réduite ont traité de tous les cas relatifs à la sécurité nationale, et notamment des cas de lèse-majesté (article 112 du code pénal) et des cas de sédition (article 116). Entre le coup de mai 2014 et septembre 2016, au moins 278 civils ont été jugés devant des tribunaux militaires, dont 68 sous l’accusation de lèse-majesté et 60 sous celle de sédition, selon l’organisation Ilaw de protection des droits de l’homme. Le 12 septembre 2016, un peu plus d’un mois après le référendum du 7 août lors duquel le projet de constitution rédigé sous la supervision de la junte a été approuvé par 61% des électeurs, celle-ci a décidé de ne plus envoyer les cas relatifs à la sécurité nationale devant les tribunaux militaires – à quelques exceptions près, dont les cas concernant le viol de l’interdiction de rassemblement – parce que « la situation est désormais pacifique » et que « la population a coopéré de manière adéquate avec la junte ».

L’attraction chinoise au niveau économique

Partenaire économique encore marginal de la Thaïlande au début des années 2000, la Chine est désormais devenue un acteur de tout premier plan au niveau des échanges commerciaux (premier partenaire commercial depuis 2012), mais elle commence aussi à émerger sur le plan des investissements (7è investisseur étranger en 2015). La position carrefour de la Thaïlande au centre de l’Asie du Sud-Est continentale intéresse particulièrement la Chine dans sa volonté de mettre en place une infrastructure intercontinentale de transports connectant notamment l’Asie à l’Europe, via l’initiative de la « nouvelle route de la soie ». Un des projets phare dans ce contexte est la construction d’une liaison ferroviaire à grande vitesse entre Kunming, dans le Yunnan, et Singapour, via le Laos, la Thaïlande et la Malaisie. La décision du gouvernement militaire thaïlandais de faire construire le tronçon entre Nakhon Ratchasima à Bangkok, soit 253 kilomètres de voie, par une entreprise d’Etat chinoise a été prise le 15 juin 2017, la junte utilisant l’article 44 de la constitution provisoire pour « lever les obstacles techniques et légaux ».

Cette décision a soulevé de fortes controverses au sein de l’opinion thaïlandaise, notamment parce que l’impression a été que la junte militaire offrait un traitement de faveur à la firme chinoise, chargée du projet, par comparaison avec le processus habituellement utilisé pour les autres investisseurs étrangers dans des projets d’infrastructures. Non seulement, il n’y pas eu d’appel d’offres, mais le « super board », un comité formé par la junte et composé essentiellement de technocrates, chargé d’examiner tous les investissements supérieurs à 5 milliards de bahts (130 millions d’euros), s’est vu retiré le droit d’étudier le projet ferroviaire.

L’utilisation de l’article 44 implique une absence de transparence. Les détails du projet, par exemple le nombre d’ouvriers chinois qui vont être mobilisés ou le statut des droits fonciers aux alentours de la voie ferrée, n’ont pas été exposés au public. Ces questions sont importantes, car elles ont provoqué de sérieuses tensions avec les populations locales dans le cadre d’investissements chinois dans d’autres pays de la région, comme par exemple au Laos. Les ingénieurs chinois, qui vont travailler sur le projet, ont aussi été dispensés de passer les tests de qualifications requis par la loi thaïlandaise. Cela a irrité les diverses associations professionnelles d’ingénieurs thaïlandais qui ont pris la junte à partie et ont finalement obtenu un droit de regard sur le recrutement des ingénieurs chinois.

Même entre le gouvernement thaïlandais et le gouvernement chinois, des différends sont apparus concernant ce projet ferroviaire, ce qui explique en grande partie le retard de sa mise en place. Ces différends ont porté avant tout sur les conditions de financement offertes par la Chine, laquelle refuse de donner un taux d’intérêt préférentiel pour les emprunts, mais demande aussi l’inclusion de conditions sévères dans le contrat d’emprunt, comme par exemple celle portant sur la saisie d’autres biens en Thaïlande si Bangkok ne rembourse pas l’emprunt selon les termes du contrat.

Une autre question cruciale qui est restée en suspens est celle de la responsabilité de la firme chinoise après qu’elle aura terminé la construction : quelles seront exactement ses responsabilités civiles et pénales en cas de problème technique, de mauvaise qualité des équipements ou de failles dans le système de sécurité ? L’absence de transparence – un trait récurrent sous le régime militaire thaïlandais – a engendré de nombreux doutes. « Au final, le deal du TGV sino-thaïlandais semble être juste une concession politique (de la Thaïlande) pour gagner le soutien d’un régime autocratique », estime le politologue thaïlandais Thitinan Pongsudhirak.

L’autre projet économique chinois en Thaïlande qui a suscité la polémique est la volonté de Pékin de dynamiter sur une longueur d’1,6 kilomètre des rochers se trouvant dans le flot du fleuve Mékong à la frontière entre le Laos et la Thaïlande, de manière à permettre le passage de cargos chinois de 500 tonnes. Dans une première phase, une série de dynamitages avait déjà ouvert le passage pour les navires jusqu’à 150 tonnes, leur permettant de relier le Yunnan à Luang Prabang (Laos), soit un trajet de 630 kilomètres.

En 2017, la junte thaïlandaise a donné son accord pour une étude de faisabilité sur la « seconde phase » par les Chinois, ce qui a provoqué les protestations de plusieurs organisations de la société civile thaïlandaise. Le dynamitage de ces rochers va en effet affecter la migration des poissons vers le bas-Mékong et influer sur le cours du fleuve. Les Chinois quant à eux n’ont guère perdu de temps et des équipes techniques ont sillonné le Mékong de long en large, créant parfois des tensions avec les communautés locales.

Plusieurs économistes ont souligné que la Thaïlande n’avait pas grand-chose à gagner économique- ment dans ce projet, le commerce fluvial bénéficiant presque exclusivement à la partie chinoise. Là encore, la junte semble vouloir gagner les faveurs de Pékin, même si les bénéfices pour la Thaïlande sont limités. Le fait que le dynamitage des rochers pourrait affecter le tracé de la frontière entre la Thaïlande et le Laos a toutefois forcé le gouvernement militaire à faire preuve de prudence quant à ce projet. Globalement, cette posture économique agressive de la Chine en Thaïlande – laquelle est aussi impliquée dans un projet de centrale au charbon à Krabi, dans le Sud de la Thaïlande, qui se heurte à l’opposition de la population locale – inquiète certains experts, lesquels estiment que la relation économique est devenue « déséquilibrée » et font appel aux Etats-Unis pour jouer « un rôle de contrepoids ».

L’attraction chinoise au niveau militaire

Le domaine des achats d’armements a été celui dans lequel le « virage vers la Chine » a été le plus spectaculaire. Traditionnellement, l’armée thaïlandaise recourt à des sources très diversifiées pour ses armements, avec toutefois une dominante des armements produits aux Etats-Unis et en Europe. Beaucoup de ces équipements, notamment les chars d’assaut et les véhicules de l’avant-blindé arrivent au terme de leur durabilité après plusieurs décennies en service. La condamnation du coup d’Etat par les pays occidentaux a rendu délicates d’éventuelles ventes d’armements produits dans ces pays à la Thaïlande. La Chine, sollicitée par la junte de Bangkok, s’est engouffrée dans la brèche.

Les premiers chars d’assaut chinois du type VT-4, sur une commande de 28 engins, ont été livrés en octobre 2017 dans le cadre d’un contrat se montant à 4,9 milliards de bahts (126 millions d’euros). Des commandes pour vingt tanks supplémentaires doivent être passées d’ici à la fin de 2018. Ces chars d’assaut chinois vont remplacer les tanks américains M-41 achetés il y a quarante ans. Quatre mois auparavant, la junte a passé une commande de 34 véhicules de l’avant-blindé chinois du type VN-1 pour une somme de 2,3 milliards de bahts (60 millions d’euros). Dans ces
deux cas de figures, l’une des conditions de la vente est l’établissement par les Chinois d’unités de production de pièces détachées pour la maintenance de ces engins militaires. Trois usines sont planifiées, l’une pour l’armée de terre à Nakhon Ratchasima (Nord-Est), une pour l’armée de l’air à Nakhon Sawan (Nord) et une pour la marine près de la base navale de Sathahip (Est), ce qui pourrait être un facteur clé pour pérenniser l’approvisionnement en armements chinois de la Thaïlande.

Cette dernière usine devrait surtout servir à la maintenance des trois sous-marins chinois S26T de la classe Yuan dont l’achat pour un total de 36 milliards de bahts (931 millions d’euros) a été approuvé secrètement par le gouvernement thaïlandais lors d’un conseil des ministres le 18 avril 2017. C’est de loin cette commande, la plus importante en termes financiers depuis le putsch de 2014, qui a déclenché le plus les passions et les critiques en Thaïlande, tant de la part des médias que du public. Le fait que le gouvernement n’ait pas annoncé publiquement la décision d’achat, mais que celle-ci n’a filtré qu’après une semaine du fait des pressions des médias a immédiatement créé une suspicion. La junte a aussi refusé de rendre public les termes précis de la commande pour raisons de « sécurité nationale ».

Le fait que la Thaïlande ne soit pas une puissance maritime rend cet achat d’autant plus difficile à justifier que les eaux du golfe de Thaïlande où devraient surtout opérer les sous-marins sont peu profondes et donc que des submersibles sont mal adaptés pour y mener des missions. Les justifications avancées par la marine et les chefs de la junte – plusieurs pays voisins disposent déjà de sous-marins, nécessité de protéger les ressources naturelles en mer d’Andaman, nécessité de pou- voir réagir face aux changements de la « situation géopolitique globale » – n’ont pas convaincu16. Parallèlement, on voit mal comment ces sous-marins, dont le paiement s’étalera sur onze années et donc engagera plusieurs gouvernements à venir, pourraient servir à des missions en cas de désastre naturel ou en relation avec l’immigration illégale par voie maritime. Au final, cette commande semble s’expliquer essentiellement par des raisons de prestige et par la volonté de renforcer les relations militaires et politiques avec la Chine.

Au-delà des achats d’armements chinois, une série d’exercices militaires conjoints sino-thaï- landais ont contribué à renforcer les relations militaires bilatérales, avec notamment le lancement d’un exercice aérien conjoint, Falcon Strike en novembre 2015, auquel ont participé 180 officiers et pilotes chinois. Un exercice naval conjoint Blue Strike, impliquant 1 000 marines des deux pays a également eu lieu en mai-juin 2016 (cet exercice avait connu sa première édition en 2010). Quant aux manœuvres conjointes des armées de terre, elles avaient commencé dès 2007 avec l’exercice Strike. A ce titre, il est intéressant de noter que les effectifs militaires américains pour l’exercice Cobra Gold (qui regroupe 30 pays, mais reste avant tout perçu comme un exercice américano-thaï- landais) étaient limités à 3600, reflétant la réduction des effectifs mise en place par Washington depuis le coup d’Etat de 2014. Mais cette limitation de la participation américaine au niveau des personnels était contrebalancée par la présence lors de l’exercice du chef de la flotte américaine dans le Pacifique, l’amiral Harry Harris, signe de ce que les Etats-Unis ne souhaitent pas trop laisser le champ libre aux Chinois.

L’attraction chinoise au niveau politique

Entre le coup d’Etat de mai 2014 et octobre 2017, dix rencontres bilatérales de haut-niveau ont eu lieu entre la Thaïlande et la Chine (président, Premier ministres, vice-Premier ministres). Une seule a eu lieu entre la Thaïlande et les Etats-Unis, lorsque le président Donald Trump a reçu le général Prayuth Chan-ocha en octobre 2017 à Washington. Lors de cette rencontre, la discussion a été presque uniquement économique, le président Trump demandant au Premier ministre thaïlandais de faire en sorte que son pays achète plus de marchandises et de services américains, de manière à réduire le déficit commercial, et investisse plus sur le sol américain. Malgré la politique de « pivot vers l’Asie » du président Barack Obama, les Etats-Unis avaient perdu du terrain par rapport à la Chine en Asie du Sud-Est entre 2009 et 2017 pour plusieurs raisons. D’abord, les événements au Proche-Orient et au Moyen-Orient avaient accaparé l’attention de l’administration américaine pendant les deux mandats du président Obama, l’empêchant de véritablement appliquer sa stratégie, même s’il s’était fait un devoir d’être présent à tous les sommets régionaux. Un signe parlant a été l’inactivité des Etats-Unis sur la question du conflit en mer de Chine méridionale, quand les Chinois ont construit des îlots artificiels dans l’archipel des Spratleys, puis les ont militarisés notamment en construisant des abris pour missiles sol-air. Même lorsque la Cour Internationale de La Haye a rendu un arrêt défavorable aux revendications chinoises en mer de Chine méridionale en juillet 2016, après un recours déposé par les Philippines, les Etats-Unis sont restés passifs.

Par rapport à la Thaïlande, comme on l’a vu, la position de principe de l’administration Obama en faveur d’un gouvernement démocratiquement élu a refroidi les relations bilatérales. La suspension de 4,6 millions de dollars à l’armée thaïlandaise juste après le coup, puis l’exclusion de la marine thaïlandaise de l’exercice naval Rim Pacific Exercise (RIMPAC), le plus important au monde, ont été particulièrement mal ressenti par le régime militaire nouvellement installé17. Beaucoup s’attendaient à ce que l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier 2017 améliore la situation avec les Etats autocratiques d’Asie du Sud-Est, la Thaïlande en tête. Le manque d’intérêt du nouveau président pour les questions de droits de l’homme et de respect des libertés démocratiques laissait présager une relation plus pragmatique, fondée sur le bilatéralisme et les intérêts commerciaux mutuels.  Mais, d’une certaine manière, Trump semble aller trop loin dans cette voie du pragmatisme et surtout ne calibre pas son attitude en fonction des différents partenaires. Cela a été clairement illustré lorsque Donald Trump a assisté, en novembre 2017, à une série de rencontres régionales (Sommet de la Coopération économique Asie-Pacifique ou APEC à Danang, puis Rencontre US- ASEAN et Sommet de l’Asie de l’Est à Manille).

Se jetant dans les bras du président chinois Xi Jinping tout en faisant part de son admiration pour « cet homme très bon », Donald Trump s’est enthousiasmé sans mesure pour tout ce qui croisait son regard, qualifiant le Vietnam « d’un des plus grands miracles du monde » et le président philippin Rodrigo Duterte, dont la campagne contre les trafiquants de drogue a fait périr environ 4 000 personnes depuis sa prise de fonction en juin 2016, de « bon gars ». L’absence de discrimination et la mise au vestiaire des principes démocratiques et humanistes ainsi que l’enthousiasme du président pour les autorités chinoises ont déconcerté beaucoup de participants aux divers sommets, car cela a donné l’impression d’une diplomatie mal dosée, hasardeuse et élaborée sur la base d’impulsions. Au final, la Chine est apparue, à la Thaïlande et aux autres pays d’Asie du Sud-Est, comme un partenaire plus fiable et plus prévisible que les Etats-Unis sous l’administration Trump.

La proximité de plus en plus forte entre la Chine et la Thaïlande peut toutefois jouer au détriment de la seconde à l’avenir, notamment parce que cela aboutit à une relation déséquilibrée. Il est ainsi apparu clairement lors des négociations sur le projet de TGV reliant Nakhon Ratchasima à Bangkok que la Chine se trouvait en position de force et que la Thaïlande se voyait obligée de céder à la plupart des exigences de Pékin, au point d’être vivement critiquée par certains secteurs de la population thaïlandaise. Cette fragilisation de la position de la Thaïlande vis-à-vis du grand pouvoir régional apparaît clairement si l’on compare par exemple les relations Bangkok-Pékin aux relations entre Pékin et Singapour.

Le Premier ministre Lee Hsien Loong n’éprouve pas le besoin de se précipiter dans les bras de Pékin, mais entretient un savant équilibre dans les relations entre l’île-Etat et les grandes puissances. La crédibilité et la respectabilité internationale de la Thaïlande sont aussi affectées par cette dérive vers la Chine (et aussi vers la Russie), car elle en vient à être 91 classée par la communauté internationale dans la catégorie des pays auxquels « on ne peut pas faire confiance ». Par ailleurs, il est douteux que la Chine prenne des risques pour la Thaïlande si celle-ci a besoin d’un soutien international dans le cas, par exemple, où la situation politique intérieure redeviendrait chaotique.

De l’anticommunisme à l’amitié pékinoise

Fin octobre 2017, une interview par l’agence chinoise Xinhua du vice-Premier ministre thaïlandais Vissanou Krua-gnam était publiée sous le titre : « La Thaïlande a besoin d’étudier la pensée de Xi Jinping sur le socialisme avec des caractéristiques chinoises ». Si l’on se souvient que la Thaïlande a combattu le communisme – et tout particulièrement le communisme prochinois – durant la plus grande partie du XXe siècle, avec le soutien matériel et financier des Etats-Unis, on a le droit de trouver ce revirement plutôt surprenant. Mais les Thaïlandais ont cette caractéristique d’avoir peu de mémoire historique et d’être particulièrement adeptes à s’adapter rapidement à un nouveau contexte géopolitique. Par ailleurs, le modèle chinois – libéralisme économique et absence de liberté politique, primat du collectif sur l’individuel – plaît incontestablement au régime militaire thaïlandais qui s’est évertué, depuis le coup d’Etat de 2014, à neutraliser tout ce qui a trait à la politique. Le cadre politico-administratif thaïlandais, avec le poids considérable de la bureaucratie, constitue un contexte favorable pour l’adoption, au moins partielle, de ce modèle.

Par Arnaud Dubus

Arnaud Dubus - Photos réunies par Asialyst.com
Arnaud Dubus – Photo montage par Asialyst.com

 

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