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Drapeau du Japon — © © Flickr/ Nicolas Raymond

Japon : L’émergence d’une puissance stratégique

L’incertitude dans laquelle la nouvelle présidence américaine de Donald Trump plonge la situation géopolitique en Asie intervient à un moment où le Japon, troisième économie du monde, s’apprête, encore timidement, à se transformer en puissance non seulement économique mais aussi stratégique, une transformation qui le mettra inévitablement sur un trajectoire de confrontation avec la Chine.

 

Historique

Depuis 1945, où la Deuxième Guerre mondiale s’est soldée par sa défaite écrasante et par une humiliante occupation militaire américaine jusqu’en 1952, le Japon s’est toujours appliqué à poursuivre sa renaissance sous le signe de la démocratie et d’un pacifisme particulier fondé sur une contrition nationale pour son passé totalitaire et militariste.

Confiant la majeure partie de sa sécurité nationale et de sa diplomatie aux Etats-Unis, le Japon, dans un environnement géopolitique volatile — guerre de Corée, menaces de la Chine communiste et de l’Union Soviétique,… — s’est constitué un oasis de paix et de prospérité en se contentant de demeurer un protectorat américain même après avoir regagné son indépendance en 1952. Il a pu ainsi concentrer ses ressources nationales sur sa croissance pour réaliser son « miracle économique » d’après-guerre, se hissant au rang de deuxième puis, depuis l’ascension fulgurante de la Chine, troisième économie du monde.

Pendant longtemps jusqu’à la récente montée de la Chine, le Japon était la première puissance en Asie de par sa richesse économique et est respecté universellement pour son strict pacifisme. En même temps, il s’est constitué le premier allié stratégique des Etats-Unis dans cette partie du monde. Cette alliance a permis aux Etats-Unis, soucieux d’endiguer les Etats communistes — la Chine et la Corée du Nord — et ex. communiste comme URSS / Russie — de la région, de stationner sur le territoire nippon un grand nombre de bases militaires américaines.

Ainsi, le Japon est resté une puissance exclusivement « économique » dans l’abri du parapluie sécuritaire américain. Il a jusqu’à récemment évité de se doter d’une dimension politico-militaire sur la scène internationale.

Bref, un géant économique qui a préféré demeurer un nain politique dans l’ombre de l’Amérique.

Etat actuel

En dépit de son pacifisme particulier — sa Constitution, imposée par les Etats-Unis après la guerre, lui interdit de posséder une armée et de s’engager dans tout conflit armé, — le Japon dispose quand même, pour la stricte défense du territoire, une « Force d’Auto-Défense » (Force japonaise d’autodéfense, FJD). Le budget annuel de la FJD est volontairement limité à un pourcent du PNB pour ne pas éveiller les soupçons des pays voisins, anciennes victimes de ses agressions militaires. Mais la taille même de ce PNB a fait que, même avec un pourcent, la FJD est parvenu à être l’une des forces armées les plus modernes et les plus qualifiées en Asie. Il suffit de ne pas l’appeler « armée » et tout va très bien sur le plan constitutionnel.

Même si l’existence de la FJD est aujourd’hui « tolérée » suite à une série de « réinterprétations » de la Constitution, il n’empêche que l’emploi de cette force aux missions strictement défensives est toujours soumis à une très sévère restriction constitutionnelle. La notion de la « défense défensive » est appliquée au point que la FJD n’a pas le droit d’intervenir en dehors du territoire national ni lorsqu’un allié — nécessairement américain — est attaqué sous son nez. En missions de maintien de la paix des Nations Unies, les Casques Bleus japonais sont protégés par ceux d’autres pays car, la Constitution pacifiste oblige, ils n’avaient pas — jusqu’à cette année — le droit d’ouvrir le feu hors du territoire national même pour riposter à une attaque hostile.

Mise en cause du pacifisme

Grâce à ce pacifisme et à sa dépendance sur les Etats-Unis, le Japon a connu sept décennies de paix et de prospérité. Depuis sa création il y a 70 ans, la FJD n’a jamais tiré une balle en état d’hostilité. Or, cette particularité japonaise est de plus en plus mise en cause par des critiques aussi bien d’extérieur que de l’intérieur.

Les premières critiques viennent des Etats-Unis. Après avoir imposé au Japon d’après-guerre sa Constitution pacifiste, Washington le regrette aujourd’hui et demande maintenant que Tokyo accepte une plus grande part des responsabilités sécuritaires aussi bien pour sa propre défense que pour la sécurité régionale. Une demande difficilement réalisable tant que la Constitution pacifiste est en vigueur.

La pression pour l’abandon du pacifisme vient aussi de l’intérieur du pays, c’est-à-dire d’une faction de plus en plus influente de nationalistes nippons qui n’ont jamais digéré la défaite de 1945 et qui rêvent d’un retour aux bons vieux temps où le Japon impérial et fasciste était respecté pour sa puissance militaire.

Pour ces nationalistes à tendances néo-fascistes, dont plusieurs sont au gouvernement, la Constitution actuelle, avec son pacifisme, son esprit humaniste moderne et sa profession de la liberté individuelle et civique, est à l’origine de tous les maux de la société moderne nippone aujourd’hui, notamment de l’humiliante « impuissance » du pays, et doit donc être débarrassée au plus vite.

C’est la combinaison de ces pressions américaines à l’extérieur et nationalistes à l’intérieur qui conduit le gouvernement du premier ministre Shinzo Abe, lui même nationaliste confirmé, à briguer l’abandon progressif du pacifisme d’après-guerre et l’adoption d’une nouvelle Constitution « indépendante » permettant entre autres d’avoir une « armée normale » pouvant s’engager dans des missions offensives à l’étranger à la demande de Washington.

En dépit de sa majorité parlementaire, M. Abe et son Parti libéral-démocrate (PLD) conservateur doivent encore procéder avec prudence car l’opinion publique japonaise, dont à sa tête le très pacifiste Empereur Akihito, demeure dans sa grande majorité attachée à la Constitution pacifiste, garante à leurs yeux de paix ininterrompue pour le pays depuis la fin de la guerre.

La prudence s’impose par ailleurs pour un autre facteur particulier : à la différence de l’Allemagne, le Japon n’est toujours pas parvenu à un règlement définitif avec ses voisins asiatiques — notamment Chine et Corée du Sud — sur le passif de ses agressions militaires et impérialistes dont ils étaient victimes. D’ailleurs, comment peut-il y avoir de règlement définitif possible quand l’agresseur refuse d’admettre d’avoir agressé ?… Aussi, la méfiance demeure-t-elle vive chez ces pays voisins devant toute tentative de réarmement du Japon, surtout si celui-ci est débarrassée des contraintes de sa Constitution pacifiste.

Long chemin vers une puissance stratégique

Face à une population résolument pacifiste, l’administration Abe entreprend depuis plusieurs années un effort de sensibilisation à la nécessité de renforcer la défense nationale et d’avoir une nouvelle Constitution. Elle profite en ce sens de plusieurs récents facteurs favorables.

Premièrement, la montée en puissance de la Chine et la menace, réelle et fictive, qu’elle représente sont habilement exploitées pour faire peur à une population de plus en plus amenée à croire à la nécessité d’une défense nationale « robuste ». Cette angoisse est amplifiée par le constat général d’un déclin de la fiabilité du parapluie sécuritaire américain.

Deuxièmement, la disparition progressive de la génération qui a connu les malheurs de la guerre contribue à ne plus avoir dans le pays qu’une population dépourvue de la mémoire de la guerre. Elle est toujours pacifiste en principe mais nettement moins allergique à la perspective d’un retour vers un « pays capable de faire la guerre ».

Troisièmement, entre les deux géants dominant en Asie d’aujourd’hui, la plupart des autres pays asiatiques ont désormais plus peur d’une Chine agressivement expansionniste que du spectre peu probable d’un Japon à nouveau militariste et impérialiste. A part la Chine et la Corée du Sud, ces pays, dont surtout ceux de l’Asie du Sud-Est, préfèrent plutôt maintenant voir un Japon démocratique suffisamment, mais pas trop… fort pour faire contrepoids à la Chine.

Perspective future

Le Japon de Shinzo Abe tente de profiter de l’attente des Américains et des pays asiatiques pour « passer à la vitesse supérieure » et s’imposer comme leader des pays démocratiques en Asie face à la Chine, au moyen tout d’abord d’un réarmement du pays. Or, pour les raisons mentionnées ci-dessus et toujours profondément dépendant de la protection sécuritaire américaine, le pays tâtonne encore timidement ses premiers pas vers une plus grande affirmation politique et stratégique sur la scène internationale. Mais l‘urgence de l’évolution géopolitique en Asie orientale, dominée par l’expansionnisme de la Chine et par l’arrivée aux Etats-Unis d’un président plus que excentrique et imprévisible, risque de ne pas permettre au Japon de tergiverser plus longtemps.

L’expansion chinoise en Mer de Chine méridionale menace les pays de l’Asie du Sud-Est mais aussi le Japon pour qui cette mer constitue un passage vital pour son approvisionnement en ressources naturelles. A défaut d’une Amérique désormais isolationniste et en retrait stratégique sous la nouvelle présidence de Donald Trump, ces pays se tournent de plus en plus vers le Japon pour soutien et assistance face à une Chine agressive et belligérante. Il y a donc une demande croissante pour le Japon de sortir de sa timidité politique et de se dresser vite en contrepoids de la Chine dans cette partie du monde.

A cela s’ajoute la menace du président Trump de retirer le parapluie sécuritaire américain au Japon si ce dernier ne paie pas la totalité des coûts de cette protection. En fait, le Japon paie déjà 75% des coûts de stationnement des forces américaines sur son sol, mais M. Trump semble ne pas le savoir… Cette menace confirme le doute grandissant au Japon sur la fiabilité de ce parapluie sécuritaire américain. Ironiquement, elle ne peut que favoriser l’effort de M. Abe de convaincre son peuple à la nécessité d’une défense nationale autonome au moyen de se débarrasser de la « gênante » Constitution pacifiste actuelle afin d’émerger en puissance stratégique à nouveau respectée et sans la protection américaine.

Pour le moment cependant, le Japon n’en est pas encore là.

Tant que la Constitution pacifiste demeure en vigueur et tant que son économie demeure maussade, comme elle l’est depuis 20 ans, il y a une limite à son aspiration stratégique.

Depuis deux ans, sous l’impulsion de son premier ministre nationaliste, le Japon a sensiblement assoupli les contraintes constitutionnelles sur son potentiel de défense. Par le jeu de la « réinterprétation » de la Constitution, il s’est donné par exemple le droit de s’engager dans la « défense collective » hors du territoire national. Il a également aboli son principe de non-exportation d’armement, ouvrant ainsi la possibilité d’élever son statut politique à travers la vente de sa technologie de pointe en armement.

Encore loin de pouvoir remplacer les Etats-Unis dans la défense de la région, le Japon est constitutionnellement limité dans son potentiel d’aider les pays de l’ASEAN à résister aux avances agressives chinoises. La fourniture de patrouilleurs côtières, non-militaires, aux Philippines et au Vietnam constitue une de ces limites. Ses efforts de rivaliser la Chine avec des aides économiques généreuses contribuent à peine à freiner l’influence chinoise en Asie du Sud-Est. Sa diplomatie à l’ONU comme dans d’autres instances internationales est toujours subordonnée à celle des Etats-Unis, son protecteur.

Sur le plan économique, le Japon a peut-être une chance de jouer un rôle dirigeant en Asie-Pacifique en se faisant porte-étendard du Partenariat Trans-Pacifique — ou Trans-Pacific Partnership (TPP) —, un système ambitieux de libre échange regroupant 12 pays du Bassin Pacifique — sans la Chine, — négocié à l’initiative de l’ex-président Obama mais abandonné par le nouveau président Trump. Même si le retrait américaine du TPP signe pratiquement la mort du traité, Shinzo Abe a insisté à le ratifier et à rallier les 10 autres partenaires dans l’espoir de maintenir le TPP en vie et empêcher que ces partenaires ne se soumettent à un nouvel ordre économique dicté par la Chine. Aussi chevaleresque que cet effort puisse paraître, il pourrait donner au Japon un statut de premier défenseur du libre échange en Asie à défaut d’une Amérique devenue incontestablement protectionniste sous Trump.

Confusion de l’ère Trump  

Tout comme l’ensemble de la situation en Asie, la perspective de l’émergence du Japon en puissance stratégique est rendue opaque par l’arrivée du président Trump aux Etats-Unis. D’une part, le nouveau président américain répète des attaques verbales virulentes contre le Japon pour ses pratiques commerciales jugées déloyales et pour sa dépendance sécuritaire « gratuite » sur les Etats-Unis. En fait, M. Trump ne semble pas savoir que les pratiques déloyales japonaises qu’il critique datent des années 80… D’autre part, ses proches collaborateurs et ministres insistent sur l’importance de resserrer l’alliance avec le Japon pour contenir l’expansion chinoise en Asie. Habitués qu’ils sont à une dépendance aveugle sur l’Amérique, les Japonais sont extrêmement confus devant ces signaux contradictoires venus de Washington et ne savent plus à quel Dieu vouer.

La réalité est que, même si à longue échéance le Japon brigue un statut de puissance stratégique, à court terme, il dépend encore trop des Etats-Unis pour savoir comment se comporter sans l’Oncle Sam, même si, depuis le 20 janvier dernier, cet Oncle Sam, qui n’est plus celui qu’il connaît et vénère depuis des décennies, menace de l’abandonner.

Conditions d’un surclassement

Il faut donc encore attendre longtemps avant que le Japon, une fois débarrassé de son pacifisme traditionnel et de sa dépendance sur l’Amérique, puisse se surclasser en une véritable puissance stratégique digne de ce nom et respecté dans la communauté internationale.

Pour acquérir un tel statut et le respect qui vient avec, le Japon a encore beaucoup à apprendre et à faire. Pour ne donner que quelques exemples, il s’agira pour lui de : passer de la FJD — force dite autodéfense — à une armée « normale » sans susciter une levée de bouclier des pays voisins ; déployer une diplomatie autonome sans avoir à regarder par dessus l’épaule du côté de Washington ; apprendre à voir le monde en dehors du prisme américain ; oser élever sa voix à la défense des droits de l’homme et de la démocratie dans le monde sans craindre les retombées néfastes pour ses intérêts économiques ; défendre sa position particulière dans les affaires internationales sans être constamment considéré comme un éternel suppléant des Etats-Unis.

Pour commencer, le premier ministre japonais, au lieu de tenir des propos flatteurs à l’égard de M. Trump, pourrait, sur le modèle de ses homologues européens, s’élever pour dire au nouveau président américain son désaccord avec la manière de ce dernier de fouler aux pieds les valeurs communes chères à tout pays démocratique. Un tel acte de courage politique constituerait un premier pas vers l’émergence du Japon au statut de puissance respectée pour autres motifs qu’économique.

 

Par Yo-Jung Chen, ancien diplomate français à la retraite. Né à Taïwan, il a fait ses études supérieures au Japon avant de devenir citoyen puis diplomate français. Il a été en poste à Tokyo, Los Angeles, San Francisco, Singapour et Pékin. Le suivre sur son fil Twitter @YoJungChen

Crédit photo de Une : © Nicolas Raymond / FlickrLicence Creative Commons

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