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Les Français arrivent-ils en Mer de Chine méridionale ? Par Yo-Jung Chen

La France, également un pays Indo-Pacifique, a ses propres intérêts en Mer de Chine méridionale. Elle est la seule puissance européenne capable d’y assurer une présence crédible de par ses territoires d’Outre-Mer et sa Marine nationale. A défaut de pouvoir faire aussi bien que la Marine des États-Unis, la France pourrait jouer un rôle diplomatique dans la résolution des différends. Pour garantir la paix !

La poussée territoriale agressive de la Chine en Mer de Chine méridionale, réclamant sa souveraineté sur la quasi-totalité de la zone maritime, a pour conséquence de transformer cette route de commerce internationale très fréquentée en une des zones les plus instables dans le monde.

La Sentence (en anglais) du 12 juillet 2016 de la Cour Permanente d’Arbitrage des Nations Unies à La Haye, en rejetant la revendication chinoise, a pour résultat de valider les efforts internationaux conduits par les États-Unis pour organiser une « résistance » des pays riverains — Vietnam, Philippines, Malaisie, Indonésie — face à l’avance chinoise et pour défendre la liberté de navigation garantie par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), visant à éviter que la Mer de Chine méridionale ne se transforme en un lac exclusif chinois.

A la surprise générale, la France, puissance européenne pourtant censée n’avoir que peu d’intérêts stratégiques dans la région, a déclaré son intention de coordonner avec les marines des pays membres de l’UE pour mener des opérations dites de « Liberté de Navigation » — FONOPS en anglais — en Mer de Chine méridionale. Le 5 juin, au Dialogue de Shangri-la au Singapour, Jean-Yves Le Drian, ministre français de la Défense, a mentionné cette initiative pour des patrouilles européennes dans des « zones maritimes de l’Asie » et pour y assurer une « présence régulière et visible ». Déclaration d’intention réitérée par le président de la République François Hollande, à côté du président vietnamien Trân Dai Quang, à Hanoi en septembre 2016, lors de sa première visite d’État au Vietnam.

La Chine est déjà irritée par ce qu’elle considère comme une ingérence extérieure des États-Unis et de ses alliés dans la dispute territoriale entre elle et les pays riverains de la Mer de Chine méridionale. Bien que la Chine n’est pas mentionnée dans le discours de M. Le Drian — la Chine n’est pas le seul pays revendiquant la souveraineté dans la Mer de Chine méridionale —, l’initiative française est naturellement interprétée comme un facteur d’irritation supplémentaire pour Pékin.

D’un point de vue strictement stratégique, le plan annoncé par la France a peu de chance d’avoir un impact déterminant sur la situation de la Mer de Chine méridionale. Après tout, en dépit d’être une puissance militaire majeure avec une portée planétaire, la présence militaire française dans la région est limitée. En outre, à part la France, quel autre pays de l’UE a une présence navale et aérienne permanente dans l’océan Pacifique ?

Cependant, même si son impact stratégique sera faible, l’initiative annoncée de la France promet d’avoir un poids non-négligeable sur le front diplomatique, amplifiant considérablement l’isolation de la Chine qui refuse de se conformer à la décision de la Cour internationale.

L’envergure de cet impact diplomatique devrait être évaluée à la suite de la décision du 12 juillet de la Cour Permanente d’Arbitrage des Nations Unies, dans un contexte où la Chine tente, avec peu de succès, d’organiser une coalition de pays susceptibles de soutenir sa position dans la Mer de Chine méridionale.

L’initiative de la France a donc le potentiel d’affaiblir davantage la position de la Chine en apportant de façon évidente le poids de l’Europe à la pression internationale pour le respect des règles de droit, représenté par la décision de la cour de La Haye.

L’enjeu de la France en Asie Pacifique

Contrairement à la perception générale, la France n’est pas étrangère dans cette région de l’Extrême-Orient. L’annonce de l’initiative française ne serait peut-être pas si surprenante quand on se rappelle que la France est aussi un pays de l’Asie-Pacifique avec des intérêts vitaux dans la région. Elle a des territoires dans le Pacifique du Sud: la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie, et les îles Wallis-et-Futuna. Si on y ajoute ceux dans l’Océan Indien — la Réunion, Mayotte, Kerguelen, etc. —, la France est également un pays Indo-Pacifique.

Selon un rapport récent du Ministère de la Défense, la France possède la deuxième plus grande Zone Exclusive Économique (ZEE) dans le monde, avec onze millions de kilomètres carrés, après les États-Unis, dont soixante-deux pourcents dans l’océan Pacifique et vingt-quatre pourcents dans l’océan Indien. Un million et demi de Français vivent dans les territoires Indo-Pacifique dont cinq cents mille dans le Pacifique et cent trente mille autres vivent dans des pays de l’Asie-Pacifique.

Ces territoires, ZEE et la population nécessitent protection et surveillance adéquates. Cela explique la présence permanente de huit mille militaires français dans la région Indo-Pacifique dont deux-mille huit-cents dans le Pacifique. Dans le Pacifique, la France déploie deux frégates de surveillance, quatre bâtiments de patrouille, deux navires multi-missions, cinq avions de surveillance maritime, quatre avions de transport tactique et sept hélicoptères.

Même si l’UE n’a pas une présence stratégique particulièrement visible dans la région de l’Asie-Pacifique, la France, par le biais de nombreux traités et d’accords, maintien un réseau de « partenariats stratégiques » avec les pays comme le Japon, la Chine, l’Inde, l’Indonésie, l’Australie, le Singapour et le Vietnam.

La France a aussi des partenariats stratégiques en progression avec la Malaisie et la Nouvelle-Zélande. Elle participe par ailleurs à presque tous les forums stratégiques régionaux majeurs comme le Dialogue de Shangri-la à Singapour, le forum régional de l’ASEAN et le forum des gardes côtes de l’océan Pacifique pour n’en citer que quelques-uns. La France est aussi le premier pays de l’UE à avoir signé le Traité d’Amitié et de Coopération (TAC) en Asie du Sud-Est.

De plus, la France est un fournisseur important d’équipements militaires en Asie. Elle a récemment signé un contrat pour fournir douze nouveaux sous-marins à l’Australie. Elle est en cours de vendre des avions de chasse Rafale à l’Inde et elle aide la Malaisie à organiser sa flotte de sous-marins. La France maintient aussi une coopération de recherches dans la défense avec le Singapour. Peu de gens savent que les pilotes de chasse de l’armée de l’air singapourienne s’entraînent régulièrement au sud de la France.

Sur une note historique également, la France n’est pas nouvelle dans la région. Selon les écrits du professeur Shawn McHale en mai 2016 pour le « Rising Power Initiative », la France, puissance coloniale en Indochine à l’époque, a affirmé en 1931 sa souveraineté sur une partie de la Mer de Chine méridionale. Cette souveraineté de la France était contestée par le Japon tout au long de la Seconde Guerre Mondiale et les deux pays n’ont abandonné leur revendication que dans les années cinquante.

Pourquoi la France et l’Union Européenne ?

Dans ce contexte, des questions persistent sur pourquoi la France, qui, avec d’autres pays Européens, a d’importants intérêts commerciaux avec la Chine, ait choisi de contrarier la Chine en ce moment en entrant dans la mêlée de la Mer de Chine méridionale.

En effet, l’initiative de la France reflète une inquiétude montante en Europe concernant l’expansion agressive de la Chine en Mer de Chine méridionale. En particulier, le rejet chinois de l’autorité de la Cour Permanente d’Arbitrage représente un problème grave pour la gouvernance mondiale et pour le respect de la règle de droit, avec des conséquences qui s’étendraient bien au-delà de l’Asie du Sud-Est.

Cette inquiétude, exprimée dans la déclaration du 11 mars par le Haut Représentant de l’Union Européenne pour les affaires étrangères, est répétée en juin dans le communiqué du Sommet du G7 au Japon et a été reprise dans plusieurs déclarations d’officiels et d’intellectuels européens.

Par coïncidence, la sentence de la Cour d’arbitrage est passée le même jour de l’ouverture du sommet bilatéral 2016 entre l’UE et la Chine à Pékin. Cela a permis au président du conseil européen M. Donald Tusk, d’insister diplomatiquement à ses hôtes chinois que, concernant la Mer de Chine méridionale, « l’ordre international basé sur le droit est dans notre intérêt commun », et que « la Chine comme l’Union Européenne doivent le protéger ». Mme Federica Mogherini, chef de la diplomatie européenne appelle « toutes les parties concernées à respecter les décisions de justice et à soutenir la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) dont la liberté de la navigation maritime ».

Effectivement, comme M. Le Drian a dit en substance dans son discours au Dialogue de Shangri-la, si la règle de droit et la liberté de navigation ne sont pas respectées maintenant en Mer de Chine méridionale, demain elles seront défiées ailleurs dans le monde, y compris en Europe même.

La France voit ainsi un besoin urgent de soutenir les intérêts communs de l’UE au moyen d’actions concrètes en proposant des opérations « Liberté de Navigation » dans cette partie du monde, de préférence sous les couleurs européennes.

Il est intéressant de noter que, même avant la déclaration en mars de l’UE et de la décision de la cour internationale en juillet, la Marine Nationale opère déjà en Mer de Chine méridionale depuis des années. Dans les cas les plus récents, les bâtiments de guerre français on effectué des exercices conjoints avec des navires australiens — et avec le personnel de la marine vietnamienne — au large de la côte vietnamienne en novembre 2015 et avec la marine malaisienne au nord de la côte de Bornéo en février 2016. En outre, le groupe Jeanne d’Arc de la Marine nationale, une flotte menée par un bâtiment de projection et de commandement Mistral, a été en mission en Mer de Chine méridionale pendant ses croisières annuelles de la Méditerranée au Pacifique.

Une prudente neutralité

Naturellement, certains pourraient toujours se demander comment cet effort de faire respecter la règle de droit et la liberté de navigation en Mer de Chine méridionale pourrait affecter négativement les intérêts commerciaux importants de la France — et de l’Union Européenne — avec la Chine, un géant économique avec une réputation de punir ses partenaires commerciaux pour des motifs politiques sensibles. Par exemple, en 2008, l’économie française a sévèrement souffert des représailles chinoises suite aux condamnations françaises de la violation des droits de l’homme au Tibet. Dans un autre cas, la Norvège a été sanctionnée commercialement suite à la remise du prix Nobel de la paix en 2010 au dissident chinois emprisonné Liu Xiaobo.

Pourtant, malgré ce qui semble d’être une initiative de défiance contre la Chine en Mer de Chine méridionale, la France et l’UE ont prudemment conservé une stricte neutralité dans les disputes territoriales opposant la Chine aux autres pays de cette région. Cette neutralité, répétée par Mme Mogherini le 13 juin à Pékin, est après tout conforme à ce que la Chine a toujours demandée à l’UE. Elle devrait garantir que Pékin ne réagirait pas au-delà de simples expressions de mécontentement à une FONOP européenne laquelle, au terme officiel strict, ne vise pas seulement que la Chine.

Buts commerciaux ou motivation sur principe ?

Certes, certains sceptiques voient une motivation différente dans l’initiative de la France. Selon eux, le cinquième exportateur d’armes du monde pourrait vouloir saisir l’opportunité dans la montée des besoins d’armement dans une région rendue de plus en plus tendue et instable par une Chine agressive, sinon par une Corée du Nord menaçante. La montée de l’expansion maritime chinoise pousse les pays d’Indo-Pacifique à moderniser leurs arsenaux, donnant à la France une opportunité d’amplifier sa présence sur le marché prometteur de cette région.

Néanmoins, en ce qui concerne la France, je suis plutôt enclin à voir une motivation noble de principe derrière son initiative annoncée en Mer de Chine méridionale. La France est renommée pour sa persévérance dans la défense la justice internationale, parfois au prix de ses propres intérêts économiques.

Tel était le cas, mentionné ci-dessus, de sa querelle avec la Chine en 2008 au sujet des droits de l’homme au Tibet. Tel était également le cas en 2003 où la France s’est attirée une colère furieuse des États-Unis, son plus vieux allié et partenaire commercial principal, en menant la campagne mondiale d’opposition à l’invasion de l’Irak.

Cette fois-ci, la décision de la Cour Permanente d’Arbitrage concernant la Mer de Chine méridionale donne à la France un nouvel élan pour se lever encore une fois à la défense de la justice internationale, puisqu’il s’agit là encore de faire respecter la règle de droit.

Ceci étant dit, pendant que la Marine nationale continue d’être présente en Mer de Chine méridionale, la perspective d’une flotte de l’UE patrouillant ces eaux est encore loin d’être réalisée, étant donné les multiples crises que traverse l’Union européenne, notamment avec le Brexit et la crise des réfugiés. Cependant, étant un des membres fondateurs de l’UE les plus impliqués dans la promotion d’une politique de défense commune, la France s’impose comme le pays le plus approprié pour coordonner une telle opération au sein de l’UE.

Par ailleurs, l’initiative annoncée de la France risque également de devoir s’adapter à un changement géopolitique en cours dans la région où les pays riverains de la Mer de Chine méridionale directement exposés à la menace territoriale chinoise — Philippines, Vietnam et Malaisie — semblent évoluer vers une attitude conciliante vis-à-vis de la Chine par soucis d’intérêts économiques et dans le contexte d’une chute d’influence des États-Unis.

Est-ce que la France est sur le point d’assumer à nouveau un rôle de vaillant défenseur du principe du droit international, cette fois en mer de Chine méridionale? Ou, comme les critiques le doutent, est-elle en train de prendre position dans l’espoir de récolter des avantages commerciaux dans une Asie-Pacifique en plein essor économique ?

Peut-être les deux…

 


Yo-Jung Chen est un ancien diplomate français à la retraite. Né à Taïwan, il a fait ses études supérieures au Japon avant de devenir citoyen puis diplomate français. Il a été en poste à Tokyo, Los Angeles, San Francisco, Singapour et Pékin.


L’article a été publié la première fois en anglais sous le titre « South China Sea: The French are coming » dans The Diplomat le 14/07/2016. Il a été ré-actualisé par l’auteur pour AsiaPacNews.

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