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Les lignes du pouvoirs ©Vytas Neviera

L’Indo-Pacifique : une opportunité pour l’UE et l’ASEAN. Par Eva Pejsova

En 2019, l’UE et l’ASEAN ont convenu de faire évoluer leurs relations vers un « partenariat stratégique ». Lorsqu’on en cherche les contours exacts, le débat en cours autour du concept régional indo-pacifique fournit une orientation utile en termes d’objectif stratégique commun, de sens de la finalité, ainsi que de contenu. Un partenariat plus fort et plus significatif entre les deux formations régionales a le potentiel d’apporter la stabilité à une région de plus en plus définie par une grande rivalité de pouvoir entre les États-Unis et la Chine.

La réalisation ou non de ce potentiel dépend à la fois des nouveaux dirigeants européens, qui doivent comprendre pleinement les défis du nouvel environnement géostratégique et ses enjeux, et de la capacité des différents États membres de l’ASEAN à dépasser leurs tensions bilatérales avec l’UE et à voir les avantages d’un tel partenariat dans un contexte stratégique plus large.

Les 50 ans de relations entre l’UE et l’ASEAN n’ont pas apporté beaucoup de résultats tangibles. Les deux « partenaires de dialogue » et « partenaires d’intégration » de longue date se sont limités pour l’essentiel au commerce, aux échanges entre les peuples, à la coopération au développement et au partage des enseignements dans le domaine de l’intégration institutionnelle.

Des discussions sur la nécessité de faire progresser la relation vers une plus grande coopération politique et de sécurité sont sur la table depuis 2014, et ont abouti à la décision de faire évoluer leur relation vers un partenariat stratégique lors de la dernière réunion des ministres des affaires étrangères de l’UE et de l’ASEAN, qui s’est tenue à Bruxelles en janvier 2019.

Mais qu’est-ce que cela signifie dans la pratique ? Une déclaration commune ultérieure mentionne un accord « de principe », fondé sur des points communs souvent répétés, tels que l’engagement en faveur du multilatéralisme et de l’État de droit. Si la liste des activités en cours n’est pas négligeable, un « partenariat stratégique » implique également un degré important de confiance, une confiance dans les capacités mutuelles, des préoccupations communes en matière de sécurité, des visions du monde compatibles et un sens commun des objectifs.

Si la route a été longue et cahoteuse, c’est parce que nombre des conditions susmentionnées faisaient défaut

En outre, les tensions bilatérales entre l’UE et la moitié des pays de l’ASEAN — concernant l’interdiction des exportations d’huile de palme avec l’Indonésie et la Malaisie et les critiques des violations des droits de l’homme et des pratiques non démocratiques au Cambodge, au Myanmar et aux Philippines — ont porté préjudice aux relations birégionales ces dernières années, réduisant l’image de l’Europe à une puissance économique distante mais intrusive qui n’a que peu à offrir en termes de levier stratégique.

Lorsqu’on examine comment revitaliser ces relations et les rendre véritablement « stratégiques », l’émergence du concept régional indo-pacifique offre une occasion unique en termes d’avantages mutuels potentiels, de préoccupations stratégiques communes, ainsi que de substance.

Tout d’abord, le concept met l’accent sur la confluence naturelle entre les espaces de l’Océan Indien et de l’Océan Pacifique, déplaçant l’équilibre géostratégique de l’Asie vers l’ouest. Reflétant l’importance croissante de la région de l’océan Indien occidental et du continent africain, le concept régional redéfini s’étend aux sphères d’influence et d’expertise traditionnelles de l’Europe. Géographiquement, le vieux continent n’est plus un observateur distant des affaires régionales, mais en fait partie intégrante, avec la possibilité de façonner les développements actuels et d’y contribuer positivement.

Deuxièmement, le théâtre indo-pacifique est progressivement devenu le centre d’une grande rivalité de pouvoir qui se joue actuellement entre la Chine et les États-Unis. De ce fait, de nombreux pays d’Asie, mais aussi d’Europe, se sentent pris entre deux feux et sont confrontés à un dilemme stratégique inconfortable, celui de devoir choisir leur camp entre les puissances du « statu quo » et l’hégémonie économique croissante de la région. Cette nouvelle position donne à l’UE et à l’ASEAN une préoccupation stratégique commune, mais aussi la responsabilité d’agir en tant que stabilisateurs.

Enfin, en termes de contenu, les différentes visions, perspectives et stratégies indo-pacifiques sont toutes axées sur la promotion de la connectivité et de l’ouverture afin de stimuler le commerce et la coopération économique dans la région. La coopération sur ces questions constitue déjà la base des relations entre l’UE et l’ASEAN. Ce concept peut non seulement fournir un cadre général pour leurs activités futures, mais aussi une occasion de travailler avec d’autres acteurs concernés et de promouvoir leurs approches au sein d’une structure multilatérale régionale plus large.

Lost in translation : l’interprétation de l’Indo-Pacifique

Depuis que le Premier ministre japonais Shinzo Abe a inventé le terme « Indo-Pacifique libre et ouvert » dans le discours géostratégique régional en 2016, le concept a été réinterprété par plusieurs acteurs régionaux et a fini par prendre des formes et des significations diverses.

Mettant à l’origine l’accent sur le commerce libre, ouvert et équitable, la connectivité et le respect de l’ordre réglementaire existant, son adoption par la stratégie indo-pacifique américaine a mis en évidence un fossé grandissant entre les puissances du statu quo, d’une part, et les puissances révisionnistes, avec la Chine en tête, d’autre part. Du point de vue de Pékin, ce clivage a encore été accentué en novembre 2017 par la relance du dialogue de sécurité quadrilatéral — la « Quadrilatérale » — entre l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis, perçu comme un frein à sa montée.

L’ASEAN et ses structures institutionnelles ont d’abord été laissées de côté par le nouveau concept régional, qui n’accordait que peu d’attention au rôle et aux réalisations de l’architecture de sécurité multilatérale existante.

Lorsque l’ASEAN, située au centre de la région reconceptualisée, a publié ses propres « Perspectives indo-pacifiques » en juin 2019, elle a apporté un équilibre bien nécessaire au débat. Contrairement à la stratégie indo-pacifique des États-Unis, qui critique les tendances révisionnistes de la Chine comme un défi majeur pour la stabilité régionale, les Perspectives de l’ASEAN ont proposé une vision inclusive pour la région, fondée sur des éléments constructifs de connectivité, de coopération et de multilatéralisme. Reflétant la « méthode de l’ASEAN » de recherche de consensus et de compromis, les Perspectives ont contribué à placer l’organisation régionale dans le nouveau jeu de pouvoir et à démontrer sa détermination à maintenir sa centralité et à agir comme un « lest » pour la dynamique actuelle dans la région.

Enfin, l’Europe a pris ses distances par rapport au débat en cours. Méfiant de la perception négative et du lourd bagage stratégique que la stratégie américaine impliquait, Bruxelles a consciemment choisi de ne pas du tout faire référence à la région « Indo-Pacifique » dans son discours officiel, dans le but de préserver une politique étrangère autonome en Asie.

Mais les temps ont changé, et le terme est devenu partie intégrante du jargon géopolitique régional. Avec sa présence outre-mer et sa politique de sécurité active, la France est une puissance indo-pacifique à part entière. La couverture géographique de ce concept et les questions fonctionnelles qu’il favorise, notamment le commerce et la connectivité, correspondent bien aux intérêts propres de l’UE. Enfin, les Perspectives de l’ASEAN ont non seulement prouvé que l’Indo-Pacifique ne doit pas être un concept stratégiquement sensible ou ambigu, mais aussi une source de référence précieuse en termes de principes et de contenu — pour la stabilité régionale, mais aussi pour les futures relations UE-ASEAN.

L’heure est à la « diplomatie des puissances moyennes »

Indépendamment des diverses interprétations, les développements dans la région indo-pacifique sont largement définis par une rivalité croissante entre les grandes puissances que sont la Chine d’un côté et les États-Unis de l’autre.

Les tensions commerciales actuelles entre Washington et Pékin ont des implications qui vont bien au-delà du secteur économique et de leurs relations bilatérales. De nombreux pays de petite et moyenne taille, en Asie et ailleurs, se retrouvent « coincés » au milieu de cette rivalité entre grandes puissances et en subissent les conséquences négatives sur le plan économique, politique et sécuritaire. L’ASEAN, mais aussi la Corée du Sud, le Japon, l’Australie ou encore l’UE entretiennent des relations économiques fortes avec la Chine et dépendent largement des États-Unis pour leurs garanties de sécurité. La plupart de ces pays se trouvent dans une position difficile, en essayant de naviguer dans cet environnement stratégique de plus en plus divisé sans avoir à choisir leur camp.

Dans la recherche de solutions, l’idée d’une « diplomatie des puissances moyennes » offre une source d’inspiration intéressante. D’un point de vue théorique, le terme « puissances moyennes » désigne les pays qui ne sont pas des superpuissances mais qui peuvent exercer une influence dans les relations internationales par des canaux économiques et diplomatiques. En termes de politique étrangère, elles agissent comme des stabilisateurs : les « bons citoyens » qui favorisent les solutions de compromis, la coopération internationale et le règlement pacifique des différends, et qui s’occupent des questions de sécurité moins traditionnelles telles que la sécurité humaine et l’environnement.

À de nombreux égards, la « diplomatie des puissances moyennes » pourrait fournir un cadre global cohérent pour le futur partenariat stratégique UE-ASEAN. Ces deux exemples d’intégration régionale étant les plus avancés, leur survie dépend de la coopération multilatérale, de la gouvernance institutionnelle et d’un ordre fondé sur des règles, ce qui signifie qu’ils partagent l’intérêt de promouvoir ces valeurs dans l’ensemble de la région indo-pacifique.  Ensemble, ils représentent une part importante de l’économie mondiale et possèdent le poids diplomatique nécessaire pour préserver la légitimité des institutions internationales actuelles ou pour entreprendre les réformes nécessaires, le cas échéant.

Enfin, tous deux investissent des efforts et des ressources considérables dans les questions de sécurité fonctionnelle, qui peuvent constituer l’une de leurs plus grandes valeurs ajoutées. La sécurité maritime, la connectivité durable, la coopération économique ou le changement climatique offrent une multitude de problèmes quotidiens – des domaines qui ne peuvent être abordés que par une coopération multilatérale efficace et une bonne gouvernance. Si ces domaines sont effectivement cruciaux pour la stabilité régionale et au cœur du concept indo-pacifique, ils ont tendance à être souvent mis de côté en période de rivalité entre grandes puissances.

Se tenir à la croisée des chemins

L’avenir du partenariat stratégique UE-ASEAN est entre les mains des dirigeants politiques de Bruxelles et de Jakarta où se trouve le siège de l’ASEAN, qui doivent non seulement négocier les détails, mais aussi s’entendre sur les avantages stratégiques globaux de ce partenariat.

Du côté de l’Europe, beaucoup dépendra de sa capacité à maintenir sa détermination à devenir un acteur plus proactif en matière de sécurité en Asie — comme cela a été promu au cours des cinq dernières années sous la direction de la haute représentante/vice-présidente Federica Mogherini. Le nouveau gouvernement européen est maintenant dans une position unique pour poursuivre sur cette voie, qui est peut-être le seul moyen de maintenir sa pertinence stratégique et son influence dans la région et au-delà.

Après seulement quelques mois au pouvoir, il est trop tôt pour prévoir les contours et le contenu exacts de la prochaine politique de l’UE à l’égard de l’Asie. La nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déjà évoqué la nécessité pour l’Union de faire correspondre son poids économique à son influence politique, ce qui constitue un point de départ prometteur. Bien que le nouveau chef de la diplomatie, Josep Borrell, soit peut-être moins affirmé que son prédécesseur, il est également connu comme un fervent défenseur d’un ordre mondial fondé sur des règles, du multilatéralisme, ainsi que comme sensible aux défis environnementaux et aux droits de l’homme. Borrell s’intéresse également aux relations entre l’Europe et l’Asie, comme il l’a déclaré lors de sa première réunion ASEM à Madrid, peu après son entrée en fonction en décembre 2019, qui était axée sur la « connectivité durable ».

Si l’Europe veut jouer un rôle plus significatif dans les affaires politiques et de sécurité régionales, il serait difficile de rester en dehors du débat actuel sur l’Indo-Pacifique. Quelle que soit la terminologie que Bruxelles décidera finalement d’adopter, elle ne peut ignorer la rivalité stratégique croissante et le danger qu’elle représente pour la stabilité régionale et ses propres intérêts en matière de sécurité. Il est naturel d’unir ses forces à celles de ceux qui partagent les mêmes préoccupations ; et l’Indo-Pacifique est un terrain de jeu commun idéal.

Du côté de l’ASEAN, le sort du partenariat stratégique dépend désormais de manière critique de la volonté des différents pays de dépasser leurs tensions bilatérales avec l’UE et de reconnaître les avantages de la coopération birégionale dans le cadre géostratégique global.

Le partenariat stratégique UE-ASEAN devrait être plus qu’un objectif symbolique et politique, ou simplement une prochaine étape à franchir au hasard pour marquer les décennies d’efforts de rapprochement. La coopération en matière de multilatéralisme, de sécurité maritime, de changement climatique ou de lutte contre le terrorisme est un fondement important de la relation actuelle. Mais si celle-ci aspire à être véritablement « stratégique », Bruxelles et Jakarta doivent réaliser qu’elles partagent également un intérêt commun essentiel : assurer la stabilité dans l’Indo-Pacifique sur fond de politique de grande puissance.

Par Eva Pejsova

Chercheuse associée à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS, France)

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Illustration de Une par l’artiste lithuanien © Vytas Neviera

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