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©Mai Thu "Enfants" Viêt-Nam

Art : Le Việt-Nam de Mai Thứ

Art | Le peintre vietnamien Mai Thứ, de son vrai nom Mai Trung Thứ (1906-1980), originaire de Hai-Phong, qui a passé la moitié de sa vie en France, est exposé au Musée des Ursulines de Mâcon jusqu’au 2 janvier 2022. Une première.

Cette exposition exceptionnelle réunit pour la première fois ses oeuvres dispersées dans les institutions et des collections particulières. Et ce, grâce au travail minutieux de la directrice conservatrice du musée mâconnais Michèle Moyne-Charlet, d’Anne Fort, conservatrice au Musée Cernuschi, à Paris et de Mai Lan Phương, la fille de l’artiste. Nguyễn Thuỵ Phương, Maîtresse de conférence à l’Université Paris VII, a rencontré la conservatrice Anne Fort, pour Asie Pacifique News.

"Nue" de © Mai Thứ — Musée des Ursulines, Ville de Mâcon.
« Nue » de © Mai Thứ — Musée des Ursulines, Ville de Mâcon.

 

Thụy Phương : En tant que spécialiste de la peinture de l’Indochine française, comment définissez-vous l’art de Mai Thu ?

Anne Fort : L’art de Mai Thu est un art d’une grande douceur, d’une grande pudeur et d’une grande subtilité. Ensuite vient la perception de la maîtrise du dessin, du coloris et de la composition par le peintre. Les sujets, naïfs au premier abord, s’ils sont regardés plus longtemps et comparés entre eux, témoignent de l’excellence technique de Mai Thu. Enfin, à travers certaines œuvres, les natures mortes ou bien les sujets dépeignant des orphelins, on décèle la personnalité d’un homme droit, ses notes d’humour, son érudition, sa connaissance de l’art des grands maîtres, tant asiatiques qu’européens. Mai Thu, une fois son style défini, y est resté fidèle jusqu’à la fin de sa vie.

Thụy Phương : Quels sont les motifs ou les sujets de prédilection les plus représentatifs de sa peinture ? Représentent-ils la modernité ?

Anne Fort : La figure féminine est de loin le sujet le plus représenté par Mai Thu. Qu’elle soit peinte à l’huile dans la première partie de sa carrière au Vietnam, ou bien sur soie à partir de son installation en France en 1937, ce sujet, classique pour un œil occidental, était éminemment nouveau pour un œil vietnamien du début du XXe siècle. La peinture traditionnelle vietnamienne ne représentait les femmes que dans des portraits d’ancêtres, avec leurs attributs sociaux, à la manière du portrait chinois. Jamais une jeune fille anonyme n’était peinte que pour la délectation du spectateur.

Ainsi, le style de Mai Thu était perçu très différemment selon que le spectateur était occidental ou vietnamien. Un Vietnamien percevait nettement que Mai Thu était moderne : ses sujets féminins anonymes, allégoriques, toujours jeunes, ainsi que le format encadré des tableaux n’était pas du tout conforme à la tradition picturale vietnamienne d’avant le XXe siècle. Par contre, un Occidental rattachait la peinture sur soie, le décor et les traits des personnages à l’Asie, mais plutôt à une Asie immuable, sans contexte historique et géographique précis.

Thụy Phương : Comment son parcours artistique croise-t-il tradition et modernité selon vous ?

Anne Fort : La situation politique et économique du Vietnam à l’époque de la jeunesse de Mai Thu, dans le premier tiers du XXe siècle, fait écho au parcours artistique du peintre. À cette époque, sous l’effet de l’impérialisme occidental, les autres nations asiatiques comprennent qu’il leur faudra opérer de grands bouleversements dans leurs systèmes pour être en mesure de gagner leur indépendance. Dans les arts comme en économie, la tendance est à l’étude des techniques occidentales.

Mai Thu, étudiant de la première promotion de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine (EBAI) à Hanoï, a soif d’apprendre les techniques et l’histoire de l’art occidentales pour renouveler l’art de son pays. Non seulement il le veut, mais il le doit, car c’est le principe qui est inculqué à l’EBAI : les étudiants doivent inventer un « art annamite moderne ». Toute la difficulté réside dans l’équilibre subtil entre préservation d’une certaine tradition picturale et ouverture à une nouvelle clientèle, occidentale. Mai Thu connaît à la fois la tradition de son pays et les tendances occidentales modernes de son temps.

Dans la première partie de sa carrière, au Vietnam, avant 1937, il puisera tantôt dans le répertoire traditionnel vietnamien tantôt dans la palette du goût occidental, livrant des œuvres sur soie aux sujets traditionnels asiatiques ou non, des huiles sur toile avec des paysages du Vietnam ou bien des portraits, plus modernes. Cette époque est caractérisée par la variété des techniques employées, avec déjà une prédilection pour les sujets féminins.

Thụy Phương : Comment la période mâconnaise est la plus importante dans la carrière du peintre ?

Lorsque Mai Thu arrive à Mâcon en 1940, il réalise de nombreux dessins et peintures des personnes qu’il côtoie et qui lui commandent des portraits. C’est durant cette période qu’il abandonne la peinture à l’huile pour se consacrer à la peinture sur soie. Outre les commandes qu’il obtient, le séjour à Mâcon lui permet de développer une identité propre, celle du peintre à mi-chemin entre tradition et modernité. Sa production révèle les recherches qu’il mène alors, influencées aussi bien par son pays d’origine que par les influences occidentales auxquelles il est confronté à l’École des Beaux-arts de Hanoï et à Paris.  

Thụy Phương : En abandonnant la peinture à l’huile pour la peinture sur soie, une fois arrivé en France, le peintre a inventé une tradition. Comment expliquez-vous cela ?

Anne Fort : En arrivant en France, Mai Thu n’a proposé plus que des peintures sur soie à sa clientèle française. Il a fait ce choix pour se démarquer des autres peintres actifs en France : la peinture sur soie est une technique difficile qui n’était pas pratiquée par les peintres français. Ainsi, Mai Thu parvenait à séduire une clientèle attirée par la brillance des couleurs sur la soie, et recherchant des œuvres capables d’emporter leur imaginaire vers des contrées lointaines. Il passe alors pour un peintre vietnamien traditionnel, pourtant il se livre davantage à un jeu de recomposition d’éléments qui empruntent à l’Orient et à l’Occident, mais que les amateurs occidentaux ne distinguaient pas forcément, faute d’information sur ce qu’était réellement la peinture traditionnelle d’Asie et ses codes.

 

"Jeune Femme Lisant" de © Mai Thứ — Musée des Ursulines, Ville de Mâcon.
« Jeune Femme Lisant » 1937 de © Mai Thứ — Musée des Ursulines, Ville de Mâcon. Notes : le peintre Mai Thứ est amoureux de son modèle. Elle s’appelle Phương. Le prénom qu’il donnera à sa fille.

Thụy Phương : Cette exposition sur le peintre vietnamien Mai Thu est-elle arrivée au bon moment, selon vous, quand des ventes aux enchères sur la peinture de l’époque de l’Indochine française sont florissantes ?

Anne Fort : Cette exposition a été rendue possible par l’envie de Mme Mai Lan Phuong, fille de l’artiste, de faire connaître l’œuvre de son père au-delà du monde des ventes aux enchères. Elle a fait la démarche d’entrer en contact avec le musée Cernuschi dès 2016 pour faire don de « Baignade », une grande peinture sur soie de 1962. Mme Mai Lan Phuong avait pris conscience que son père n’était connu que par les catalogues de ventes aux enchères. Or la peinture vietnamienne du XXe siècle connaît un succès croissant depuis les années 1990, avec des prix qui ne cessent de monter. Ce n’est pas un phénomène si nouveau, mais ces dernières années, les prix de certaines œuvres se sont envolés, attirant l’attention des collectionneurs et des marchands désireux de dénicher de nouvelles œuvres à vendre.

Les acheteurs des œuvres vietnamiennes sont majoritairement d’origine asiatique et par conséquent, les œuvres sont vouées à quitter la France. Cette exposition est donc le fruit de la volonté de la fille de Mai Thu et d’un travail réellement documenté : elle permet de faire connaître ce peintre auprès du grand public, qui n’est pas forcément celui qui consulte les catalogues de vente. L’exposition Mai Thu est organisée à un moment où la notoriété du peintre dans le monde des enchères dépassait de loin celle connue du grand public. Le catalogue de l’exposition est ainsi le premier ouvrage consacré exclusivement à Mai Thu.

Par Nguyễn Thụy Phương

Notes : Le titre, le sous-titre, le chapô, et la correction sont de Võ Trung Dung, rédacteur en chef.

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« Mai-Thu, écho d’un Vietnam rêvé ». Musée des Ursulines, 5, rue de la Préfecture, Mâcon. Jusqu’au 2 janvier 2022. Tous les jours sauf le lundi. Tarif : 7 euros (tarif réduit 4,50 euros). Catalogue aux éditions Snoeck (160 p., 30 euros).

 

Portait de l'artiste Mai Thứ. Non datée. Collection Musée Cernuschi, Paris.
Portait de l’artiste Mai Thứ. Non datée. Collection Musée Cernuschi, Paris.

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