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Fragment of Per Krohg, Byen og dens Oppland (The City and its Environs), Oslo City Hall, Oslo, 1940–1949. © Per Krohg / BONO 2018.

« L’Après Covid-19 » et l’interdépendance UE-Asie

#Analyse. La pandémie de CoVid-19 continue dans une litanie sans fin du nombre des cas de contamination et du nombre des décès. La pandémie est, pour le moment, certes, moins meurtrière que celle de la « grippe espagnole » en 1918, mais elle ébranle l’économie mondiale en raison de la géopolitique de l’interdépendance. En particulier de l’Asie, dans la chaîne d’approvisionnement, pour les Européens. Alors, la question de sécurité économique dans la connectivité UE-Asie peut se poser.

La pandémie du nouveau coronavirus démontre les vulnérabilités d’une économie mondialisée. Au plus fort de la crise en Europe, l’approvisionnement en équipements médicaux vitaux ne pouvait être garanti. Les gouvernements du monde entier se sont précipités pour restreindre les exportations médicales par crainte de pénuries nationales, menaçant la capacité des autres gouvernements de l’économie mondiale à répondre efficacement à leurs besoins immédiats en matière de sécurité sanitaire.

Le mécanisme vulnérable qui sous-tend la mondialisation ? Une économie mondiale interdépendante dans laquelle les dépendances individuelles peuvent exposer les États à des vulnérabilités en temps de crise. Les interdépendances profondes ne sont pas nouvelles. La méfiance périodique à leur égard ne l’est pas non plus.

La perte de l’autonomie nationale

E’n 1900, l’économiste allemand Max Sering a écrit, déjà : « On a prétendu à tort que dans les relations économiques des nations, la dépendance est toujours mutuelle. Il existe, en réalité, entre les économies nationales des relations d’exploitation et de sujétion ».

La pandémie de CoVid-19 n’est pas la seule crise à laquelle l’économie mondiale interdépendante est et sera confrontée. La géopolitique, elle aussi, n’est pas propice au bon fonctionnement de l’économie.

Tobias Gehrke, chercheur à Egmont Institute (Bruxelles) : « Les puissances peuvent « armer » les dépendances, si cela est dans leur intérêt politique. Cette forme séculaire d’habileté politique est à nouveau en vogue : accès au financement, flux d’investissements, exportation de technologies, d’intrants chimiques — ou, en fait, exportation de médicaments permettant de sauver des vies pendant une pandémie. Les grandes puissances instrumentalisent tout et les réseaux commerciaux stratégiques sont particulièrement vulnérables. »

Dans les faits, les règles internationales, comme celles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) par exemple, qui ont permis de freiner cette manipulation géopolitique avec un certain succès au cours des dernières décennies, ne fonctionnent plus aujourd’hui.

La mondialisation prendra-t-elle fin? La réponse est non. Dans l’ensemble, l’interdépendance économique mondiale est là pour rester. Et l’Union européenne, la troisième puissance économique mondiale aura son rôle à jouer. Si elle le veut vraiment.

Pour Tobias Gehrke : « Sans un niveau minimum de contrôle et de certitude venant de l’UE, les gouvernements feront pencher la balance du côté de l’agenda national. Ce serait une évolution malheureuse. Mais si la transformation de la mondialisation semble inévitable, sa voie n’est pas fermée pour aboutir à un nationalisme régressif. »

La question qui se pose aujourd’hui aux gouvernements est de savoir où se situe l’équilibre entre les avantages économiques d’une interdépendance profonde et la résilience nécessaire qu’ils exigent de ces réseaux, afin de placer des éléments de leur sécurité — nationale, économique, sanitaire ou autre  sous leur garde.

La sécurité économique

Tobias Gehrke : « L’interdépendance est une lutte de pouvoir, pas une société d’entraide. Lorsque les États minimisent cette lutte grâce à une gouvernance mondiale fondée sur des règles, comme l’UE a fait avec succès au cours des dernières décennies. Et, à quelques exceptions près, l’intégration européenne a été bien réalisée. Des résultats mutuellement bénéfiques sont bien sûr possibles. »

Malgré la demande croissante de règles mondiales pour gouverner un monde interdépendant, du numérique à la technologie, en passant par le commerce, l’investissement, la concurrence ou la gouvernance du climat, le pouvoir est plus que jamais réparti entre les mains de l’État et du non-État — les GAFA et autres acteurs de la finance mondiale.

Les gouvernements interviennent dans les réseaux économiques, principalement pour reconfigurer les chaînes d’approvisionnement et réduire la dépendance vis-à-vis de fournisseurs uniques à la recherche d’une plus grande sécurité économique.  Même si cela peut avoir un coût économique. Il s’agit d’un phénomène mondial.

Au Japon, le gouvernement a récemment accordé une subvention de 2 milliards de dollars à ses entreprises manufacturières pour qu’elles transfèrent la production de la Chine vers le Japon ou l’Asie du Sud-Est, dans un contexte d’inquiétude croissante quant aux risques géopolitiques pesant sur ses chaînes d’approvisionnement.

Du côté de Pékin, le parti communiste chinois, pour sa part, a travaillé pour réduire sa dépendance vis-à-vis des approvisionnements étrangers. Le plan « Made in China 2025 » est conçu pour réduire la dépendance de la Chine à l’égard des technologies étrangères — essentiellement américaines, européennes et japonaises — et rendre autonomes les lignes d’approvisionnement commerciales essentielles.

Les États-Unis ont eux aussi procédé à un réajustement radical de leur politique en tentant, avec la politique des bâtons et des carottes, de maintenir la fabrication à l’intérieur du pays, tout en limitant l’approvisionnement en technologies de leurs adversaires. Des pays du monde entier, motivés par un éventail croissant de préoccupations sécuritaires, ont introduit des restrictions sur les investissements étrangers dans leur économie, de l’Europe à l’Inde, au Canada, à l’Australie, aux États-Unis, au Japon, à la Corée et à d’autres.

L’UE sort de sa torpeur

Pour l’Union européenne, l’adaptation initiale a été plus lente, mais elle connaît aujourd’hui une accélération importante dans le sillage de Covid-19. La pandémie a montré aux décideurs politiques que la disponibilité des fournitures médicales ne peut pas dépendre entièrement des règles d’efficacité de l’économie mondiale. La création d’un stock stratégique de matériel médical et d’une nouvelle stratégie pharmaceutique de l’UE s’attaque à ce problème d’approvisionnement. Dans le même temps, la Commission a annoncé qu’elle soutiendrait la négociation d’un accord plurilatéral, avec l’objectif grandiose d’une « libéralisation permanente des droits de douane sur les équipements médicaux ».

Au-delà de la politique de santé, l’UE établit une liste de matières premières vitales, dont l’accès fiable et sans entrave est vital pour l’économie de l’UE et le développement des technologies. La sécurisation et la diversification de l’accès à ces matières sur les marchés étrangers par le biais d’accords commerciaux, par exemple, contrastent avec plusieurs initiatives nationales de l’UE visant à renforcer la production locale, à financer l’innovation technologique pertinente, à produire de meilleures données sur la disponibilité locale et à coordonner la stratégie d’économie circulaire.

La sécurité économique est également abordée dans la stratégie industrielle de l’UE. Dans cette stratégie, la Commission note avec prudence qu’à côté des matériaux critiques, la réduction des dépendances dans « les technologies, l’alimentation, les infrastructures, la sécurité et d’autres domaines stratégiques » est essentielle à la sécurité économique européenne.

Un règlement européen sur l’examen des investissements de l’UE et plusieurs autres nouveaux instruments financiers et réglementaires font leur apparition. L’UE n’a toujours pas le pouvoir d’approuver ou de bloquer les investissements étrangers. Mais elle a exhorté les États membres à « utiliser pleinement les outils à leur disposition […] pour préserver les entreprises et les actifs fondamentaux de l’UE […] qui sont indispensables à notre sécurité et à notre ordre public ».

L’Allemagne, par exemple, a mis en place un fonds de sauvetage pour reprendre de façon temporaire les entreprises allemandes en difficulté, avant que les étrangers ne s’emparent des actifs stratégiques, et a réformé sa méthode d’examen des investissements.

Si la crise exige une action rapide, une approche plus globale de la sécurité économique sera nécessaire pour l’Europe et l’Asie. Elle consiste à renforcer la coopération, en évitant que la réponse de l’Europe ne devienne une obsession du nationalisme économique et de protection des industries nationales.

La sécurité économique : un pilier de la connectivité UE-Asie

Phil Hogan, commissaire européen au commerce, en avril 2020 à Bruxelles : « Nous devons examiner comment construire des chaînes d’approvisionnement résistantes, basées sur la diversification ». En d’autres termes, la résilience ne doit pas être en contradiction avec une politique économique internationale d’ouverture et de coopération.

La simple diversification n’augmentera pas la résilience par défaut, tout comme la délocalisation ou la nationalisation ne le ferait pas non plus. La résilience de la chaîne d’approvisionnement ne peut être assurée que par un réseau d’acteurs de confiance. Ces acteurs peuvent être des partenaires fiables en Asie en cas de crise. Des partenaires avec lesquels l’UE pourra, en toute transparence, élaborer des mécanismes de coordination des risques, des méthodes et des normes d’évaluation communes, partager des informations et des attentes, et avoir un dialogue actif avec les gouvernements, les entreprises et les investisseurs. En bref, la sécurité économique doit devenir un élément de base de la coopération politique.

A Bruxelles, comme dans les capitales des États membres, tout le monde sait ce qu’il faudrait faire. Mais, le problème est que l’initiative de l’UE manque toujours de financement et n’a pas réussi jusqu’à présent à regrouper les investissements extérieurs européens, les projets d’infrastructure, les investissements privés et les instruments financiers dans une plate-forme cohérente. Outre le Japon, elle n’a pas non plus été en mesure de créer des « partenariats de connectivité » sérieux avec d’autres acteurs majeurs.

Ces lacunes doivent être comblées, et rapidement. Pour ce faire, les États membres et les institutions de l’UE elles-mêmes doivent voir la connectivité pour ce qu’elle peut être : une offre globale pour une nouvelle ère de mondialisation, une offre plus réaliste quant aux risques d’une économie interdépendante sans en sacrifier les avantages. Et ces risques sont nombreux. Ils comprennent la propriété intellectuelle, d’infrastructures et de processus essentiels, l’espionnage, la dépendance à l’égard de matières premières et d’énergie, la dépendance à l’égard d’un seul fournisseur, l’intervention des pouvoirs publics ou l’érosion d’une base industrielle et technologique solide.

Deux lignes d’action possibles de l’UE

Premièrement, l’UE, en coordination avec tous les acteurs concernés, doit commencer à dresser la carte des chaînes d’approvisionnement des produits, industries et infrastructures critiques et des liens qui existent entre eux. Ce n’est pas une tâche facile, car les entreprises n’ont souvent pas elles-mêmes une vision complète de leurs chaînes d’approvisionnement. Il faut une meilleure vue d’ensemble pour les matières premières et l’énergie critique.

Deuxièmement, la création d’un réseau de partenaires de confiance doit signifier un engagement politique, plutôt qu’un exercice trop technique ou juridique — que l’UE personnifie trop souvent dans ses affaires extérieures. En outre, l’intégration de la sécurité économique dans la connectivité UE-Asie nécessitera un dialogue actif avec les gouvernements, les entreprises et les investisseurs. Le but : élaborer de manière transparente des mécanismes communs de coordination des risques, des méthodes et des normes d’évaluation, ainsi que le partage des informations et des attentes. L’objectif : inciter les entreprises à transformer leurs chaînes d’approvisionnement dans le cadre de la connectivité, sans avoir à se préparer à tous les risques possibles.

La mondialisation n’est pas morte. Elle sera différente dans l’Après-CoVid. Où, l’intégration économique doit intégrer la résilience directement dans sa conception, sous peine de voir à l’oeuvre les forces négatives du nationalisme économique.

L’interdépendance est là pour de bon. Ce qui compte, c’est la manière dont les Européens la gèrent.

Vo Trung Dung

Illustration de Une : Fragment of Per Krohg, Byen og dens Oppland (The City and its Environs), Oslo City Hall, Oslo, 1940–1949. © Per Krohg / BONO 2018.

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