Géopolitique Diplomatie Economie Mer de Chine

Liberté Expression

Ceux qui se lèvent de bonne heure…

Quel sera-t-il l’avenir de la liberté d’expression au Vietnam qui existait malgré l’autoritarisme ? Depuis 2019, les marges de manœuvres de ce champ se rétrécissent autant pour les journalistes de la presse étatique que pour les journalistes citoyens qui dominent l’espace numérique. Les autorités se justifient au nom de « la stabilité nationale et la cohésion sociale nécessaires au développement du pays. » Elles citent les actuels efforts du Parti afin « d’assainir » l’appareil d’État, qu’il soit politique ou économique, en donnant l’exemple la campagne anti-corruption sans précédent menée par le secrétaire général Nguyen Phu Trong.

Lorsque pénètrent dans la maison une dizaine de policiers afin de fouiller le bureau de Pham Chi Dung, un blogueur et journaliste indépendant vietnamien connu pour avoir quitté le Parti communiste vietnamien (PCV) et fondé l’association des journalistes indépendants du Vietnam (IJAVN), il est 8h05 du matin. Nous sommes le jeudi 21 novembre 2019. Quelques jours plus tôt, M. Dung a signé une pétition en ligne pour demander au Parlement européen de ne pas ratifier l’accord de libre-échange (EVFTA) que l’Union européenne a négocié avec le Vietnam, en raison de la situation des droits de l’homme dans le pays.

Pham Chi Dung vit avec toute sa famille à Hô Chi Minh-Ville, dans une maison du 1er arrondissement : ses parents, son épouse, une de ses sœurs et ses deux enfants. Ce matin-là, sa femme venait de partir au travail une demi-heure plus tôt. Son père, aujourd’hui âgé de 88 ans, avait été hospitalisé la veille, après que son rendez-vous médical du 13 décembre a été mystérieusement avancé de trois semaines. Quant à lui, il s’était levé tôt, pour emmener les enfants à l’école, et s’apprêtait à commencer une nouvelle journée de travail après avoir bu un café dans une échoppe de sa rue.

A la fin de la matinée, non seulement les policiers ont saisi tout son matériel — ordinateur, documents, téléphone portable. Pham Chi Dung est en état d’arrestation sous couvert de l’article 117 du code pénal vietnamien. L’article 117 a été révisé en 2017. Il définit désormais les « actes de réalisation, stockage et diffusion d’informations, documents et articles contre la République socialiste du Vietnam. » Écroué, le journaliste indépendant attend son procès, et risque jusqu’à 20 ans de réclusion.

Une arrestation symbolique

Ce n’est pas la première fois que Pham Chi Dung connaît de tels tracas. Né en 1966, il a longtemps suivi une carrière relativement classique de cadre de l’appareil communiste vietnamien. Après son diplôme de l’université technologique Lê Quy Dôn à Ho Chi Minh-Ville, université qui est la propriété du ministère de la Défense, il est recruté par le ministère de la Sécurité publique — équivalent au ministère de l’Intérieur — à la fin des années 1980, où il travaille plus de 25 ans. Il faut dire que ses origines familiales l’y encourageaient, puisque son père, M. Pham Van Hung, était lui-même cadre supérieur du PCV, dont il a été le chef administratif de la section de Hô Chi Minh-Ville[1] à l’époque où l’ancien président Truong Tan Sang était le numéro 1 de la ville, entre 1992 et 2000.

Mais en juillet 2012, le cadre de l’appareil qu’était jusqu’alors Pham Chi Dung est arrêté pour des « actions antiétatiques » visant à « renverser les autorités populaires ». Il passe six mois en prison, mais l’enquête se conclut sur un non-lieu. Est-ce que les relations de son père avec Truong Tan Sang — devenu entretemps Président de la République, ont joué ? Difficile de connaître les secrets d’alcôve mais, furieux de son séjour injustifié à l’ombre, Pham Chi Dung rend sa carte du PCV en écrivant une lettre de démission qu’il rend publique.

Devenu ouvertement critique du régime, il fonde en 2014 l’association des journalistes indépendants du Vietnam (IJAVN), organisation qui revendique pour principes la défense des libertés de la presse, de parole et d’association au Vietnam ainsi que des droits de l’homme. Il forme des journalistes et tente d’établir une solidarité entre ses membres et de permettre un forum d’idées, un lieu d’échange sur les questions politiques et sociales. Pham Chi Dung commence alors à publier dans nombre de médias à l’étranger, en langue vietnamienne ou parfois en anglais, à l’instar de la BBC, de Radio Free Asia ou de la chaîne de télévision australienne SBS. Il reçoit, dans ses activités, le soutien d’ONG internationales comme Reporters sans frontières, tout en devant composer avec les bâtons que ses anciens collègues de la sécurité publique lui mettent dans les roues. En 2015 par exemple, lors de l’événement organisé pour le premier anniversaire de son association, M. Dung avait été empêché de quitter son domicile par des policiers en civil.

Son arrestation au mois de novembre 2019 revêt une dimension symbolique très forte. Bien sûr, cela signifie que les relations familiales et le passé d’un individu ne sont plus suffisants pour le protéger. Mais au-delà, des autorités, conscientes de la répercussion médiatique d’une telle arrestation dans la presse internationale, ont voulu rappeler par là un état de fait. Après l’entrée en vigueur de la loi sur la cybersécurité et les 29 arrestations — dont 19 blogueurs — de l’année 2019, les espaces d’expression qui existaient traditionnellement malgré l’autoritarisme sont en train de s’effriter.

Le recul de la culture du dialogue 

Dans un livre publié en juin 2019 intitulé « Speaking out in Vietnam », le politiste américain Benedict J. Kerkvliet décrit ce qu’il appelle la « relation dialogique » entre l’État et les citoyens au Vietnam, notamment en matière de liberté d’expression. Selon ce spécialiste, malgré la nature répressive du régime, le PCV s’est montré, depuis le Doi Moi — l’ouverture économique — en 1986, capable de dialogue pour résoudre les conflits. Le PCV aurait ainsi, dans les trois dernières décennies, cherché à éviter la répression de masse pour n’arrêter que les éléments les plus récalcitrants.

En étudiant les tensions sociales, à l’instar des grèves ouvrières de 2015 à Ho Chi Minh-Ville, autour de la question de l’assurance sociale et des droits à la retraite des travailleurs migrants, ou les questions foncières, comme lorsque 30 policiers ont été retenus en otage par des villageois de Dông Tâm, dans la banlieue de Hanoï en 2017, l’auteur montre comment les autorités vietnamiennes peuvent aller sur le terrain et faire des concessions pour désamorcer un conflit. Il en allait jusqu’alors de même dans la presse : malgré une censure évidente et des arrestations ponctuelles de journalistes, il était possible de dire « entre les lignes », y compris dans les colonnes de la presse officielle.

Quatre ans après le 12e congrès de 2016 qui a permis la concentration du pouvoir dans les mains du Secrétaire général Nguyen Phu Trong, force est de constater que ce n’est plus le cas. La culture du dialogue est en recul, les marges de tolérance se sont réduites. Le nombre de personnes emprisonnées pour des motifs politiques a doublé depuis l’ère du Premier ministre Nguyen Tan Dung (2006-2016)[2], pour atteindre aujourd’hui 239. Les peines de prison, auparavant comprises entre 2 et 4 ans sauf exception, se sont allongées. Il n’est plus rare de voir des blogueurs condamnés à plus de dix ans de prison aujourd’hui.  Et les manifestations environnementales, tout particulièrement celles qui ont fait suite à la catastrophe Formosa dans la province de Ha Tinh, au centre du pays, ont été très durement réprimées. On peut citer pour exemple le cas de Nguyen Ngoc Anh, un pêcheur de 39 ans, condamné à 6 ans de prison pour ses actions sur les réseaux sociaux et dans la rue, réclamant la transparence du gouvernement. En octobre 2019, six mois après avoir été mis en prison, il déclare avoir été passé à tabac dans sa cellule par des codétenus.

Il en va de même pour la presse. Les journalistes, trop conscients des risques qu’ils prennent, n’osent plus parler des sujets « sensibles », alors qu’ils le faisaient encore jusqu’en 2017-2018. Les amendes administratives imposées aux rédactions et les condamnations ont fini par avoir leur effet. On décèle même, pour les deux principaux quotidiens du pays, Tuoi Tre et Thanh Niên, une nouvelle orientation vers un journalisme « people », au mois pour ce qui est de leurs éditions en ligne. Et ce d’autant plus que l’avenir de ce second journal semble incertain.

L’avenir trouble du métier de journaliste

Est-ce l’action de M. Vo Van Thuong à la tête de la Commission de la Propagande du Parti communiste vietnamien qui est à l’origine de cet effritement des espaces de liberté qui existaient encore au Vietnam ? Vo Van Thuong est relativement jeune — 49 ans — et, si on lui prête toutes les qualités du parfait apparatchik, il est encore très dépendant des consignes de Nguyen Phu Trong, d’une part, et du secrétaire permanent du PCV, M. Tran Quoc Vuong. Il en reste que son action a pu irriter, au moins à Hô Chi Minh-Ville.

Le 21 juin 2019, Nguyên Thiên Nhân, l’homme fort de Hô Chi Minh-Ville, rencontrait des journalistes à l’occasion de la « journée de la presse révolutionnaire ». Il a eu cette phrase : « il n’y a jamais eu d’aussi grands enjeux pour ceux qui veulent exercer de manière intègre le métier de journaliste au Vietnam ». Il voulait bien sûr parler du développement des réseaux sociaux et de la loi sur la cybersécurité, mais il n’est pas à exclure qu’il ait également voulu cajoler un corps professionnel profondément meurtri par le sort qui lui est fait.

Le journalisme de qualité a existé et continuera à exister au Vietnam. Mais son espace d’expression devient réduit. Malgré les contraintes, la presse officielle vietnamienne a participé, pendant des années, au débat public, en s’inscrivant dans cette culture du dialogue dont parle Benedict J. Kerkvliet. Les journalistes indépendants n’avaient pas, jusque récemment, le monopole de la liberté d’expression. Mais il semble que nous soyons face à un tournant, en termes de liberté d’expression et plus largement, de libertés publiques. Le journalisme vietnamien est en train d’être réduit à sa vocation technique — une roue de transmission de l’information validée par les autorités, et ses grandes voix se taisent. La chape de plomb redescend sur le pays.

Il y a bien des journalistes qui n’ont pas abandonné le combat, comme Mme Pham Doan Trang, récemment honorée par l’ONG Reporters sans frontières, mais le Parti communiste a réussi ces dernières années à réduire au silence même les plus effrontés et les plus obstinés.

En attendant le 13e congrès du Parti communiste qui se tiendra début 2021, il est à craindre que d’autres Vietnamiens qui se lèvent de bonne heure pour écrire, comme M. Pham Chi Dung, voient débarquer chez eux des policiers pendant qu’ils prennent leur café.

 

Par Louis Raymond             

___

Notes :

[1]« Trưởng Ban Tổ Chức Thành Ủy », soit chef de l’organisation de la section du Parti à Ho Chi Minh-Ville, est un poste de l’ombre, mais qui donne beaucoup de pouvoir à son détenteur. On confond parfois le père de Pham Chi Dung, M. Pham Van Hung, avec Pham Hung (1912-1987), qui était l’homme-lige de l’ancien Premier ministre Vo Van Kiet.

[2]Nguyen Tan Dung, Premier ministre de 2006 à 2016, était très puissant, au point qu’il était le favori pour briguer le poste de Secrétaire général du Parti lors du 12ème congrès. Mais une alliance menée par Nguyen Phu Trong, l’actuel Secrétaire général (et Président de la République depuis la mort de Tran Dai Quang en 2018) a permis de l’évincer.

Derniers articles dans Magazine

Go to Top