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Relation Chine Japon - Illustration ©DR

Japon – Chine : Je t’aime moi non plus… Par Stephen Nagy

Réchauffement diplomatique : vers des relations sino-japonaises « Great Again » ? Le sommet bilatéral du 26 octobre 2018 constitue sans doute l’engagement le plus important entre Shinzo Abe et Xi Jinping à ce jour et pourrait contribuer à raviver la relation sino-japonaise. Cependant, les désaccords fondamentaux entre les nations demeurent forts. Bien que les conflits territoriaux des îles Senkaku/Daioyu ne fassent plus la une des journaux, les relations entre le Japon et la Chine restent difficiles. Le Japon surveille de près la militarisation massive entreprise par Pékin en Mer de Chine méridionale et la montée en puissance des forces navales et aériennes chinoises. Pour réchauffer la relation sino-japonaise, les deux pays devront mettre en avant les aspects positifs et s’engager dans les domaines où la coopération est possible, tout en menant des négociations en coulisse pour résoudre les contentieux mutuels.

Signe que les relations sino-japonaises se sont réchauffées dans le courant de l’année dernière, le Premier ministre japonais Shinzo Abe a rendu une visite surprise à l’ambassade de Chine à Tokyo en septembre 2017 à l’occasion de la fête nationale chinoise et du quarante-cinquième anniversaire de la normalisation des relations entre le Japon et la Chine. Le président chinois Xi Jinping a rendu son geste au Premier ministre japonais en s’abstenant de critiquer le Japon lors de la commémoration du massacre de Nankin en décembre dernier.

Le réchauffement des relations est alimenté par l’incertitude liée aux politiques imprévisibles de la Maison blanche vis-à-vis de ses alliés et de ses politiques de plus en plus agressives envers la Chine. Le retrait de l’administration Trump de l’accord de partenariat transpacifique (TPP) a été ressenti comme une onde de choc à Kasumigaseki, là où siège le gouvernement japonais. En effet, le TPP était vu par Tokyo comme un moyen pour l’économie américaine de s’ancrer dans la zone, à l’image du vaste réseau d’alliances et de partenariats de sécurité des États-Unis en place dans la région. Ce retrait montre que D. Trump adopte une approche transactionnelle de la politique étrangère. Le Japon, lui, s’inquiète pour la protection de ses intérêts dans la région et particulièrement d’un retour à un ordre sino-centrique.

Les inquiétudes se sont renforcées lorsque l’administration Trump a augmenté le tarif sur l’acier au Japon, fait pression pour la mise en place d’un accord de libre-échange bilatéral et mis fin aux exercices militaires conjoints avec la Corée du Sud sans prévenir Tokyo.

La colère de Washington s’est aussi étendue à Pékin alors que l’administration Trump a tergiversé sur des problématiques centrales des relations sino-américaines comme lorsqu’elle a remis en question la politique de « Chine unique » au tout début de sa présidence par exemple. Certes, les pressions sur Pékin pour inciter la Corée du Nord à stopper sa nucléarisation et calmer ses velléités belliqueuses dans la région, sont compréhensibles pour les dirigeants chinois. Néanmoins, le virage à 180 degrés de Donald Trump sur la politique chinoise consistant à poursuivre une guerre commerciale destructrice ont eu des répercussions dans les couloirs de Zhongnanhai, le siège du gouvernement chinois. Ainsi, les États-Unis ont qualifié la Chine de concurrent stratégique et, plus récemment, le vice-président Mike Pence a évoqué les tentatives de la Chine d’influencer les élections de mi-mandat lors d’un discours à l’Institut Hudson.

La première rencontre bilatérale du 26 octobre 2018 est une réponse aux provocations de l’administration Trump, les deux puissances essayant de régénérer leurs relations troublées. Pour Tokyo, cette rencontre est une opportunité de mettre en avant l’engagement du Japon dans la diplomatie, de renforcer son implication économique avec la Chine et d’investir dans le commerce en accélérant le partenariat économique régional global (RCEP) et les négociations entre la Corée du Sud, le Japon et les accords de libre-échange chinois.

Du point de vue de Pékin, le sommet permettrait d’apporter un peu de stabilité dans la région après avoir dépensé un capital politique considérable dans sa tentative d’isoler et de diaboliser le Japon depuis la nationalisation des îles Senkaku en septembre 2012.

De même, les relations sino-sud-coréennes se sont adoucies après les sévères pénalités économiques qui ont suivi la mise en place du Terminal High Altitude Area Defense (THAAD), un système de missiles antibalistiques américain. C’est le résultat d’une initiative chinoise de réconciliation diplomatique avec tous ses voisins afin que le pays puisse concentrer toute son énergie sur la détérioration rapide des relations sino-américaines.

Ainsi l’administration Trump rejette-t-elle l’ordre mondial libéral américain au profit d’une approche transactionnelle et basée sur la realpolitik de la politique étrangère. En cela, les États-Unis jettent par inadvertance les bases permettant au Japon et à la Chine de mettre de côté leurs griefs historiques et de revenir à leur état naturel post-normalisation d’ « économie chaude et de politique froide », ou seikei bunri 政経分離 en japonais.

Cette caractérisation est importante. Le Premier ministre Shinzo Abe a prôné un retour à la voie normale du développement lors du Forum économique de l’Est en Russie. Un sommet Japon-Chine suggère une pré-nationalisation des îles Senkaku, qui cristallisent la dynamique léthargique du seikei bunri.

Les optimistes voient ce réchauffement comme une avancée vers une « ère de Pax Sinae-Nipponica ». Ils soulignent le fait que les positions dominantes du Premier ministre Shinzo Abe et le président Xi Jinping au sein de leurs systèmes politiques respectifs leur permettent de mettre en avant leurs intérêts nationaux à travers la coopération économique autour de la Belt & Road Initiative (BRI), des pactes commerciaux et d’une co-dépendance en développement, tout comme les Allemands et les Français qui ont fait en sorte de mettre les guerres mondiales derrière eux.

Cette vision, quoique séduisante, est irréaliste. Alors qu’un véritable réchauffement des relations serait bienvenu dans la région, la réalité est telle que les problèmes sécuritaires, économiques et politiques qui ont divisé les deux géants asiatiques persistent et ne peuvent être résolus aisément.

Concernant les questions de sécurité, les tactiques juridiques en mer de Chine de l’Est pour éroder la souveraineté japonaise sur les îles Senkaku montrent une absence de croyance en un rapprochement diplomatique. La militarisation d’îles artificielles au sud et le rejet de la décision de juillet 2016 de la Cour permanente d’arbitrage contre toutes les revendications chinoises en mer de Chine du Sud en sont autant de preuves.

Le Japon, lui, ne fait pas mieux concernant ses revendications contre l’île artificielle chinoise alors que le pays se lance dans la construction de sa propre île artificielle à Okinotoroshima. Cette inconsistance renvoie à Pékin le message d’une position hypocrite qui ne laisse aucune interprétation autre que celle de ses intérêts nationaux.

Les inquiétudes de Pékin découlent également du leadership du Premier ministre japonais dans le cadre de la stratégie FOIP (Free and Open Indo-Pacific) et de son soutien aux contre-initiatives à l’encontre de la BRI telles que le Asian-African Growth Corridor. Ces mouvements contredisent justement la BRI, politique phare de Xi Jinping, et témoignent des visions divergentes des dirigeants à propos de la future intégration de la région. Leur nature normative suggère de manière évidente que les propositions de Xi Jinping ne sont ni libres, ni ouvertes, et qu’elles sont donc hostiles aux États auprès de qui la Chine promeut pourtant ses initiatives diplomatiques principales telles que celle d’une communauté de destin commun pour l’humanité.

Alors que la realpolitik de Trump a créé un espace politique permettant aux relations sino-japonaises de se réengager au plus haut niveau, la problématique de la sécurité reste une entrave qui ne peut se régler en un seul sommet. Les deux leaders devront dès lors s’efforcer d’instaurer une confiance plus profonde et plus élargie dans leurs relations.

A en juger par le récent article 32.10 de l’accord commercial USMCA qui empêche les États-Unis, le Mexique et le Canada de conclure un accord de libre-échange avec une économie « non-marchande » (comprendre « la Chine »), le dégel sino-japonais sera certainement éphémère alors que tout accord de libre-échange entre le Japon et les États-Unis sera probablement accompagné d’une demande similaire de la part des Américains.

Enfin, l’intensification de la concurrence dans le domaine de la sécurité entre la Chine et les États-Unis imposera également des exigences politiques, économiques et militaires accrues au Japon. Cela compliquera l’adoucissement transitoire des relations sino-japonaises et obligera le Japon à choisir entre leur alliance américaine ou leur voisin chinois. Les impératifs de sécurité l’emporteront sur les échanges commerciaux et, par conséquent, les relations sino-japonaises vont se recalibrer pour faire face aux nouvelles réalités incarnées par une politique des grandes puissances et un retour à une politique étrangère basée sur la realpolitik.

Par Stephen Nagy

Pour AsiePacifique.fr

Traduction et édition par Quentin Genaille.

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Stephen Nagy est originaire de Calgary, au Canada. Il est professeur associé à International Christian University basée à Tokyo. Il est également membre distingué du Canada Asia Foundation et a été nommé expert pour la Chine auprès du « Canada China Research Partnership ». Il occupe également des postes de chercheur associé à Canadian Global Affairs Institute (CGAI) et au Japan Institute for International Affairs (JIIA). Parallèlement, Stephen est professeur associé principal au département de politique et d’études internationales de l’Université catholique internationale de Tokyo (Tokyo International Christian University). Il a été sélectionné pour le CSIS AILA Leadership Fellowship 2018 à Washington. Il signe ici son premier article pour Asie Pacifique News.

Notes : le titre et le chapô sont de la rédaction d’AsiePacifique.fr

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